Faim De Siècle n° 24
|
Faim De Siècle n° 24
Février 1994
FDS : Il suffira d'un signe ?
JJG : D'un signe, d'une porte. La vie m'apparaît comme une succession de portes qui s'ouvrent, de signes qu'on nous fait. Nous sommes en mesure de les comprendre ou non. C'est une question de disponibilité. L'école dans certains quartiers est une véritable porte. Il y a les mômes qui sont en situation de le comprendre et ceux qui passent à côté. Chacun a dans sa vie, sa part de portes entrebâillées. Il ne s'agit pas forcément d'une question de chance. La vrai chance étant de savoir répondre aux signes qui s'imposent à nous.
FDS : Goldfinger ?
JJG : "Goldman" n'est pas Goldfinger. Je ne suis malheureusement pas l'homme aux doigts d'or et encore moins James Bond. Juste l'histoire d'une programmation : pas suffisamment bon auteur pour être écrivain, pas suffisamment bon musicien pour écrire une symphonie, pas suffisamment bon instrumentiste pour être Eric Clapton. Mais je sais faire des chansons...
FDS : L'indifférence ?
JJG : La négation de soi-même, puisque c'est dans l'autre que l'on est le plus soi. L'indifférence est une maladie et elle n'arrive jamais par hasard. C'est une erreur, une carapace, une mutilation qui a eu lieu très tôt. Emmanuel Levinas a écrit de belles pages sur ce sujet. En vieillissant, en se confrontant sans cesse a l'expérience, a soi-même, on devient plus tolérant, me semble-t-il. Je crois toujours en l'idéal d'une société plus juste. Les sociétés les plus justes sont, de fait, les plus humaines. Inutile d'expliquer pourquoi il y a moins de tortionnaires en Suède qu'au Rwanda. Il me semble qu'en France, le problème majeur est le dysfonctionnement de l'éducation nationale qui n'arrive pas a bousculer les inégalités de départ. Ces quartiers entiers, ou les mômes vont a l'école sans y croire, c'est cela aussi l'indifférence.
FDS : Restos ?
JJG : Une béquille. Mon action aux restos du coeur est relative a ce que je sais faire. Si j'étais cafetier, j'irais servir des cafés. Personne aux "Restos" n'est content qu'ils existent. Ils savent que les "Restos" ne sont qu'un pansement et qu'il vaudrait mieux guérir la plaie. J'aide les "Restos" par conviction, par respect devant l'extrême honnêteté du mouvement. Je le fais plus par dégoût de ne rien faire que par envie de faire, de réagir comme les milliers de bénévoles : concrètement, face a l'inefficacité des solutions politiques.
FDS : Coluche ?
JJG : D'abord le talent. Il était très fort. Il révolutionnait tout ce qu'il touchait : le spectacle, la radio, la télévision. Quand il a fait du cinéma, il a reçu un César... Coluche avait une puissance d'entraînement, un charisme naturel. Les gens savaient qu'il apportait avec lui une solution. Un jour, il m'a demande d'écrire la chanson des "Restos" en une semaine : "tu es l'artiste du moment qui vend le plus de disques. Fais-nous un tube. Les "Restos" ont besoin de fric".
FDS : Etendard ?
JJG : Cela ne me gène pas. On n'a jamais ouvert de prison sans armes ! Quand on voit les photos des camps de concentrations, ceux qui les ont libérés portaient des uniformes et des armes... Comme tant d'autres, j'ai fait mon service militaire. J'aime bien l'idée d'une arme populaire. Je ne suis pas pacifiste face aux ennemis de la liberté. Cela ne me dérange pas de brandir l'étendard "Liberté, Egalité, Fraternité" et d'apprendre ces mots par coeur. Cela dit, il est beaucoup plus facile d'avoir de bonnes intentions et d'être généreux aujourd'hui qu'en 1940. Mais même en temps de paix, nous avons des responsabilités. Le fait d'avoir néglige les problèmes d'insécurité, à Toulon par exemple, a entraîne l'arrivée du Front National. L'histoire démontre que si les gens de bonne volonté refusent de traiter les problèmes, d'autres seront toujours là pour s'en charger à leur place, et ce, d'une manière beaucoup plus expéditive.
FDS : Rouge ?
JJG : Couleur d'espoir. Ce n'est pas parce qu'un système est inapplicable et qu'il a échoue que les raisons pour lesquelles on a espère sont mauvaises. Il n'y a pas de dictature viable à long terme. Pour nous qui vivons en démocratie, le travail de fond, me semble-t-il, c'est toujours la mise en place de contre-pouvoirs.
FDS : Brigade Rouge ?
JJG : Vieux reste d'une adolescence boutonneuse. Sans fondement politique profond.
FDS : Je marche seul ?
JJG : Jubilation. De certains moments de solitude. Jubilation et impression que le monde vous appartient. La solitude est fondamentale à partir du moment où elle n'est pas imposée. J'en ai besoin comme un privilégié très entouré. Et puis, il y a l'autre solitude, terrible, la véritable exclusion. Elle est le fruit de plusieurs faillites : faillite de la famille, faillite personnelle et souvent faillite culturelle. C'est la solitude des gens qui ont perdu le mode d'emploi de leur existence.
FDS : Famille ?
JJG : L'idée de la famille de sang est quelque chose qui ne me tient pas particulièrement à coeur. Le fait d'être du même sang ne veut à mon sens rien dire. En fait, j'ai une version affective et assez large de l'idée de famille. Quant à ma famille directe, femme et enfants, elle représente un élément très conventionnel de mon existence, voire prédéterminé. Vivre en famille doit être aussi invivable que vivre sans ! C'est ainsi. Les gens qui n'ont pas connu l'expérience de la paternité ou de la maternité semblent éprouver un manque. Le fait d'être père, à son tour, est quelque chose qui fait terriblement vieillir, c'est comme la calvitie !
FDS : Fin de siècle ?
JJG : Il m'est très difficile d'avoir une vision historique de ce siècle. Je ne connais pas assez l'histoire des hommes. Je constate simplement que nous vivons dans un pays où beaucoup de gens rêvent de vivre. Où l'école est obligatoire et gratuite jusqu'à seize ans et où, un fils d'ouvrier immigré, comme moi, a pu trouver sa place. Il m'est impossible d'être pessimiste. Alors que dire d'autre de cette fin de siècle ? Au premier janvier 2000 je pense que j'aurai d'avantage mal au foie et à la tête car je n'aurai plus l'âge pour assumer les lendemains de grandes bitures.
FDS : Changer la vie ?
JJG : Savoir aller contre les évidences. Contre cette épouvantable banalité d'un destin tout tracé plus par la violence des faits que par une vraie décision. Chercher à infléchir le chemin des victimes les plus exposés. Ce sont les plus belles histoires. Permettre à chacun de trouver sa place. La vraie exclusion n'est plus seulement le chômage. C'est surtout qu'une partie de la population, aujourd'hui, n'est plus en mesure de travailler. Alors il y a trois façons pour changer la vie : la première, l'école. La deuxième, l'école. La troisième, l'école. C'est la seule solution pour changer la puissance des faits sur l'enfant et l'arracher à l'évidence de sa condition.
FDS : Là-bas ?
JJG : On ne sait pas où c'est. On ne sait pas comment c'est. Seule certitude : on ne sera pas tout seul, car beaucoup y sont allés avant nous. Alors pas de panique.
Retour au sommaire - Retour à l'année 1994