Le monde selon Goldman
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Le monde selon Goldman
Week-end / L'Express (Belgique), 29 avril 1994
Philippe Cornet retranscription de Valerie Augey
Avec "Rouge", Jean-Jacques Goldman resserre encore le faisceau de ses chansons. Vive la variété-rock futée à consonance idéologique, réflexion sur le temps qui file.
Sur la sonnette au bas d'un immeuble gentiment cosy du sud de Paris, il n'y a pas le nom de Goldman. Juste un patronyme d'emprunt qui lui garantit un semblant de tranquillité. De toute façon, "les voisins savent", explique-t-il dans le salon / cuisine de sa résidence secondaire au revêtement pêche et à l'ameublement minimaliste. A quelques kilomètres de la maison familiale (une femme, trois enfants), Jean-Jacques vient travailler dans son studio cubique. Ou dormir les soirs de concerts parisiens : "Comme ça, je ne dérange personne en rentrant à deux heures du matin". Le visage hâlé témoigne d'une récente incursion dans l'océan Indien, où il s'est (ré)chauffé pour les concerts européens. Le rire, fréquent, annonce une inclinaison à l'ironie. Et la parole posée, précise, traduit son caractère de jeune homme trop sage pour ne pas cacher quelques tempêtes. Il offre le Nescafé et le lait en tube, aligne les jus d'orange et inspecte un fouillis de CD dominé par un Lénine en carton.
Weekend / L'Express : Qu'est-ce que c'est que ça?
Jean-Jacques Goldman : j'ai une copine journaliste à Varsovie qui m'a ramené ce Lénine en carton cuit avec la faucille et le marteau. Et aussi quelques étoiles jaunes (sourires). Qui, en plus, sont complètement usurpées. Les Polonais savent très bien ce que cela signifie, mais enfin cela me rend Lénine encore plus sympathique...
Weekend / L'Express : Vous parlez peu de votre judéïté. Pourquoi ? Parce que c'est secondaire ou simplement, hors contexte ?
Jean-Jacques Goldman : On ne m'a pas posé beaucoup de questions là-dessus. Au début, on m'a demandé de changer mon nom en disant que Goldman, c'était un peu trop marqué. Mais je l'ai gardé et il m'a semblé que c'était un signe suffisamment explicite pour dire qu'on est juif...
Weekend / L'Express : Etait-ce important dans votre éducation de jeunesse ?
Jean-Jacques Goldman : Mon père était communiste, donc farouchement antireligieux. J'ai été élevé dans l'idée que la religion était l'opium du peuple et que l'opium, c'est pas bon. Si, autour de la table, les discussions portaient souvent sur la politique, ce n'était pas de façon sérieuse ou professorale. Cela se marrait aussi. Moi, j'étais le bizarre, celui qui faisait de la musique, celui qui ne militait pas. Ça m'intéressait mais j'étais plus concerné par la musique et les filles...
Weekend / L'Express : Vous avez souvent évoqué votre "inaptitude à la virée" pendant votre jeunesse. Depuis lors, vous êtes-vous rattrapé ?
Jean-Jacques Goldman : Non, non, j'ai toujours des problèmes. Dans la virée, il y a une espèce de don de soi aux autres, la capacité de dire n'importe quoi, savoir qu'on va perdre un peu conscience et se livrer à la mansuétude des autres, à leur compassion. Ce que je n'ai pas. J'ai une méfiance de base qui m'empêche de perdre pied, de perdre conscience devant autrui. Bon, en tournée, on s'amuse, mais il y a d'autres façons de s'amuser que de se rouler dans son vomi un soir d'alcool. Quand, de temps en temps, certains ont cette envie là, ils ne m'invitent pas, voilà...
Weekend / L'Express : Votre dernière gueule de bois ?
Jean-Jacques Goldman : Ah non. Jamais. Cela ne m'est jamais arrivé...
Weekend / L'Express : Appeler votre disque "Rouge", c'était une provocation ?
Jean-Jacques Goldman : Oui, mais j'ai réfléchi à ça après. Pas pour me justifier mais pour banaliser l'affaire. Le premier album, je voulais l'appeler "Démodé", le deuxième "Minoritaire", le troisième, O.K., c'était "Positif", ensuite cela a été "Non homologué" et puis "Entre gris clair et gris foncé". Tout cela est un peu péjoratif et je le revendique. S'il y avait un mot à revendiquer dans cet esprit là en 1993 ou 1994, c'était "Rouge". Mais contrairement à ce que certains pensent, ce n'est pas un manifeste politique, c'est aussi le rouge du sang, de la vie.
Weekend / L'Express : En 1988, pour "Le Nouvel Observateur", vous avez réalisé une interview de Michel Rocard qui portait, notamment, sur l'éducation. Vous pensez que la situation s'est dégradée ?
Jean-Jacques Goldman : Terriblement dans le sens où il ne s'agit plus de technique mais de capacité ou non d'éduquer. Récemment, j'ai reçu un papier de l'école - d'Etat - de ma fille, la petite : on y demandait trois choses. Que les enfants dorment la nuit parce que ceux qui se sont endormis devant la télé ne sont pas en état d'écouter un cours. Deuxièmement, qu'ils aient mangé avant de venir parce que, sinon, ils ne sont pas en état d'apprendre. Et, troisièmement, même si les parents ne sont pas capables de suivre le travail scolaire de leurs enfants, il faut que, le soir, ils demandent à leurs enfants s'ils ont du travail à faire. Voilà, on est revenu à des choses de base qui, même au Moyen Age n'existaient pas. De mon temps, les parents étaient plutôt chiants et nous envoyaient au lit. C'était peut-être trop autoritaire mais cela existait.
Weekend / L'Express : Comment gérez-vous les problèmes d'autorité ?
Jean-Jacques Goldman : Moi, je n'ai pas de problèmes d'autorité (sourire).
Weekend / L'Express : Quel peut être le pouvoir d'un chanteur populaire comparé à celui d'un homme politique ?
Jean-Jacques Goldman : Je crois que le pouvoir des artistes, chanteurs, acteurs est de dessiner un air du temps, réaliser un dessin qui n'est pas le leur mais l'émanation de ce que ressentent les gens. Et les politiciens en tiennent compte après. Mais je n'appelle pas à voter pour untel, je ne critique pas untel. Sauf peut-être Tapie...
Weekend / L'Express : Parce qu'il chante mieux que vous ...
Jean-Jacques Goldman : Il arriverait à vous le faire croire (rires).
Weekend / L'Express : L'avez -vous rencontré ?
Jean-Jacques Goldman : Deux, trois fois. J'avais fait une émission et il avait essayé de m'enfler. De façon sale, avec un sujet sur l'humanitaire et Balavoine...
Weekend / L'Express : Avez-vous été décoré par Jack Lang ?
Jean-Jacques Goldman : Non, non, simplement j'étais avec lui un jour sur la chaine musicale. Il est venu près de moi, il m'a posé la main sur l'épaule et un photographe est sorti du bar. Quand la photo a été prise, il est passé à un autre. C'est impensable.
Weekend / L'Express : Dans une récente interview, vous disiez que la France était le plus beau pays du monde...
Jean-Jacques Goldman : Oui, mais j'en connais aussi les défauts, les épouvantables forces qui y vivent. Et vous ne changez pas un pays d'un jour à l'autre : la France, cela a aussi été Vichy, la milice...Je sais que ces forces de repli, de réaction, d'exclusion, existent encore mais il s'y trouve aussi ces forces de générosité...
Weekend / L'Express : Avez-vous parfois subi des réactions véhémentes, racistes, xénophobes ?
Jean-Jacques Goldman : Vous êtes obligé d'essuyer un "Sale juif" de temps en temps mais bon, je ne le mets pas sur un autre plan que "Les Ritals au feu", ou "Les Bretons têtes de cons". Vous payez un coup au mec et c'est réglé après…
Weekend / L'Express : Votre femme et vos enfants sont les premiers auditeurs de vos chansons ?
Jean-Jacques Goldman : Par la force des choses, après avoir entendu une bande pendant deux ans... Sur le plan des textes, pas trop, quand je les écris, cela ne fait pas de bruit (sourire) et puis je ne communique pas trop là-dessus.
Weekend / L'Express : Souchon nous disait il y a quelques mois que ses fils auraient préféré qu'il soit Lenny Kravitz...
Jean-Jacques Goldman : Ben oui. Moi, c'est plutôt la dance-music. Ma fille de 17 ans me dit : "C'est pas mal tes chansons mais tu pourrais pas faire des arrangements modernes" (rires).
Weekend / L'Express : Que pensez-vous de la défense de la langue française, des mesures de Jacques Toubon contre les anglicismes et les autres vilains mots étrangers ?
Jean-Jacques Goldman : Je suis pour tout ce qui est coercitif, pour la répression (sourire). Je ne crois pas à une espèce d'équilibre angélique des choses, je crois que c'est par l'effort, l'éducation, les obligations que l'on parvient à vivre ensemble, quoi. Je suis un peu d'accord que si on ne fait pas gaffe à la langue française, on peut la perdre, mais je ne te garantis pas que je vais dire "tir de réparation" au lieu de "penalty". Ou alors "mercantique" plutôt que "marketing". Mais sur le principe ce n'est pas une chose qui me choque...
Weekend / L'Express : Qu'est-ce qui vous fait courir ?
Jean-Jacques Goldman : Je ne sais pas. La maison de disques m'appelle pour me dire que ce serait bien qu'elle ait un album. Alors je dis : "Oui, je vais le faire". On me dit : "Tiens, c'est les vacances scolaires, faut y aller". Alors j'y vais. Je suis un type très disponible, je fais ce qu'on me demande... (sourire)
"ROUGE" : le disque
Pas de doute que la matière première de "Rouge" soit nourrie des tourments géopolitiques régissant les rapports Nord-Sud et Est-Ouest de ces deux-trois dernières années. Voilà donc un disque-température qui prend aussi l'âge du capitaine Goldman (43 ans en octobre prochain), son souci du temps qui passe et sa fidélité aux idéaux premiers. En maturité musicale constante, "Rouge" se partage entre les ballades typiquement goldmaniennes, soyeuses, réalistes, splendides ("Serre-moi", "Il part", "Fermer les yeux") Et un enclin à une peinture musicale ad hoc aux thèmes abordés. Ainsi, "Rouge", le morceau, s'offre les services des Choeurs de l'Armée rouge, bien entendu. Beau moment qui rappelle le goût prononcé - mais juste - de Goldman pour l'épique. D'où la présence imposante de fondantes Voix Bulgares.
"Rouge" est également conçu comme un objet. Dans sa version standard, il s'agit d'un CD enfermé dans un boîtier métallisé un rien kitsch avec ses mini-reliefs toutes époques. Dans sa version de luxe, que nous vous conseillons malgré le prix coquet (2 000 BeF, correct vu la qualité), il est proposé une sorte de box-livre carré équilibrant le CD, les textes et les images. Les commentaires, sous forme de récits narratis ou d'histoires de biais, signés Sorj Chalandon (journaliste à "Libération") constituent une lecture transversale et subjective des chansons de Goldman qu'illustre, à son tour, Lorenzo Mattotti. Point fort de cette édition que les peintures de Mattotti. A la fois feutrées et lyriques. Organiques et férocement originales.
Les différentes éditions de "Rouge" sont distribuées par Sony.
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