Alternatif : suite et faim
|
Alternatif : suite et faim
Voir, 19 mai 1994
Laurent Saulnier
Retranscription de Monique Hudlot
Le premier sujet de cette semaine devait être la nouvelle production de Starmania, à l'affiche du théâtre Saint-Denis depuis une semaine, et qui y tient l'affiche jusqu'au 4 juin. Sauf que de Starmania, il n'en sera pas question. Parce que mardi dernier, seule la première partie nous a été présentée. Un des acrobates, Marc Batistel, ayant malheureusement subi une blessure à la tête pendant cette première partie, et Luce Dufault ayant de sérieux problèmes vocaux, le second acte a dû être annulé. Prompt rétablissement à tous, et on vous en reparlera la semaine prochaine. Ou l'autre d'après.
Passons donc à un autre sujet. Comme, par exemple, à chose dont j'ai entendu parler à quelques reprises au cours des derniers mois. Il y aurait donc eu, au sein du comité scrutin de l'ADISQ, des discussions très sérieuses concernant l'ajout d'une catégorie rock alternatif pour la prochaine remise des Félix en octobre 94. Vous imaginez le coup de pouce incroyable que ça pourrait donner à la scène alternative québécoise ? Vous imaginez les trois joyeux lurons des French B monter sur la scène pour recevoir un Félix ? Vous imaginez les allumés de B.A.R.F. en costard, une statuette à la main ? Vous imaginez les gars de Groovy Aardwark sur la scène de la Place des Arts ? Vous imaginez la différence que ça pourrait faire pour un groupe comme Banlieue Rouge que son nom soit prononcé devant plus de deux millions de téléspectateurs ? Vous imaginez l'exposure que ça représente pour n'importe quel groupe alternatif ? Sauf qu'on est encore au Québec, et que ce fameux comité a, malheureusement, refusé cette proposition. Alors qu'à peu près partout au monde, il existe une catégorie alternative dans ce genre de remise de prix discographiques. Le jour où l'on comprendra que certains groupes étrangers dits alternatifs vendent plusieurs dizaines de milliers de compacts au Québec, on comprendra peut-être également que l'alternatif est aussi une industrie, rentable et commerciale.
Le jour où on assimilera complètement le fait que Metallica, par exemple, a désormais accompli le fameux cross-over, on laissera peut- être les guitares acoustiques dans le placard pour quelques années. Le jour où on sortira dans la rue pour parler aux vrais consommateurs de musique, on réalisera peut-être que lorsqu'on a quinze ans, il est difficile de s'identifier à un chanteur qui en a quarante. Le jour où on comprendra qu'on peut faire un album pour pas trop cher, et ainsi être capable de récupérer son investissement sans avoir besoin de vendre 50 000 compacts, on prendra probablement plus de chances.
Ce rôle d'investisseurs dans l'alternatif québécois devrait être rempli autant par les compagnies québécoises que par les multinationales. Si Francis Martin enregistre pour le compte d'une multinationale sans que l'album ne paraisse dans aucun autre pays que le Québec, pourquoi ne pas tenter le coup avec un groupe alternatif ?
Mais les majors ont un rôle additionnel. Celui d'amener ici des produits autres que l'habituel mainstream. Un exemple. Il y a quelques années, PolyGram ne voulait pas presser ici les albums de Stephan Eicher, considéré, à l'époque, comme un produit trop marginal. Le 12 juillet, après seulement un an et demi de travail, le même Eicher se produira au Théâtre du Forum.
Les multinationales se doivent de lancer des produits marginaux. Pour donner l'exemple. Si nous sommes en contact, à prix abordables, et pas aux tarifs d'importation, avec du rock alternatif en français, peut- être ferons-nous, par effet d'entraînement, nous aussi du rock alternatif en français. Si nous ne sommes confrontés qu'à l'alternatif anglophone, et qu'en français nous n'entendons que de la chanson, est- il vraiment possible de concevoir de l'alternatif en français ?
Imaginez, par exemple, qu'une compagnie comme PolyGram ait mis autant d'effort sur Noir Désir que sur Maurane. Imaginez, par exemple, que Virgin ait insisté autant sur La Mano Negra que sur Renaud. Imaginez, par exemple, que BMG ait insisté sur Les Wampas plutôt que sur Laurent Voulzy. La vision que nous avons de ce qui se passe musicalement ailleurs dans la francophonie serait évidemment très différente. Et, fort probablement que la musique d'ici le serait aussi.
Cette année, cependant, ces mêmes multinationales ne semblent plus vouloir mettre l'accent sur le rock (quoiqu'aux dernières nouvelles tout le catalogue de Noir Désir devrait finalement être disponible en pressage domestique, dans la foulée de l'album enregistré en concert), mais sur le rap francophone. EMI a déjà mis sur le marché le compact de Soon E MC, et il devrait venir nous visiter l'été prochain; PolyGram, de son côté lance cette semaine le deuxième album de MC Solaar, intitulé "Prose Combat"; tandis que Virgin sortira le fameux "Ombre et lumière" des Marseillais d'IAM, qui devraient se pointer sur une des scènes extérieures des FrancoFolies montréalaises.
On vérifiera dans quelques mois, ou quelques années, si ces nombreuses parutions ont une incidence sur la production de rap francophone québécois de la même façon que La Mano Negra a profondément influencé Me, Mom & Morgentaler; que Les Garçons Bouchers ont beaucoup touché Vilain Pingouin; et que l'on sent chez Cardinal et ses Bedos et Sarazino des relents des Négresses vertes.
Tout ça est évidemment risqué. Mais regardons les choses sous un angle différent. Connaissez-vous Wild Strawberries, Love Jones, Wild Colonials, Stuttering Jones ? Pourtant ce sont des albums reçus récemment au journal et distribués par des multinationales. Combien de compacts pensez-vous qu'ils vont vendre de ces groupes ?
Pourquoi ne pas faire paraître plutôt les albums de Jean-Louis Murat, Dominique Dalcan, Silvain Vanot, Jean-François Coen, Les Objets, Clarika ? Et même Jacques Dutronc, Jean-Jacques Goldman, Juliette Gréco, Johnny Hallyday, Philippe Léotard ?
Le défi est de taille. Mais, c'est de l'avenir dont il est question.
Retour au sommaire - Retour à l'année 1994