Le procès de Pierre Goldman finira par ressembler à une équation, dans laquelle on ne trouverait que des variables. Le fait que sa constante unique en seraient des affirmations d'innocence de l'accusé ne modère que peu cette impression.
Tout le monde sait ce que les témoignages ont d'incertain. Mais quel festival depuis lundi, début du procès devant la cour d'assises de Paris, jusqu'au jeudi 12 décembre, qui a vu la fin de ces dépositions, incompatibles entre elles bien souvent, incohérentes quelques fois dans leur contenu !
Même le principal acteur officiellement reconnu comme tel du drame du boulevard Richard-Lenoir, M. Gérard Quinet, vingt-sept ans, aujourd'hui brigadier au cabinet du préfet de police, gardien de la paix stagiaire (hors service quand il fut gravement blessé le 19 décembre 1969), n'est pas à l'abri des contestations au moins de détail.
Certes. Il affirme avec force, sinon aigreur : "L'agresseur, monsieur le président, je précise que je l'ai vu en pleine lumière dans la pharmacie. Je l'ai vu visage contre visage. Je ne l'oublierai jamais, et, c'est cet homme qui est ici. Un homme qui vous tire dessus, on ne l'oublie pas".
Sur la présence simultanée de M. Quinet et de l'agresseur, Me Emile Pollack l'attendait, si l'on peut dire, au tournant, en faisant observer que deux témoins, l'un qui avait donné l'alarme, l'autre qui est la propre cousine de M. Quinet, ont vu arriver ce dernier à proximité de la pharmacie alors que l'agresseur en sortait.
Quand de surcroît, on se rend auteur d'un lapsus aussi fâcheux que "J'ai désigné Pierre Goldman d'après le numéro qu'on m'avait indiqué" (1), l'avocat a beau jeu de laisser filer la remarque perfide : "Un témoin ne peut évidemment faire preuve d'autant d'objectivité qu'un autre lorsqu'il est en même temps partie civile".
Les témoins parlant pour la défense, encore que formellement l'accusé n'en ait fait citer aucun, sont victimes des mêmes aléas, soit qu'ils contredisent (cinq ans après ) leur déposition initiale, soit qu'ils en aient oublié l'essentiel. D'autres ne savent expliquer comment, témoins directs des faits, ils ont longuement attendu avant de connaître ce qu'ils avaient vu. Comme cette jeune femme qui laissera passer vingt-trois jours, ce dont s'étonnera vertement Me Charles Libman, avant d'aller "spontanément" précisera-t-elle, déposer à la police.
Le témoin "surprise", arrivé le jour même par avion de la Guadeloupe, ne pourra lui non plus dire avec certitude à quel moment, le 19 décembre 1969, Pierre Goldman avait passé une heure chez lui à écouter de la musique. Comme M. André Braunschweig, qui préside, a déjà indiqué qu'il tenait pour vraisemblable la présence de l'accusé chez le témoin ce jour-là mais sans que l'on sache exactement quand, on n'est pas beaucoup plus avancé.
Le seul élément vraiment inattendu fut une déposition sur les témoignages fournis par M. Robert Pagès, directeur du laboratoire de psychologie sociale à l'université de Paris-VII. "Les témoignages, explique cet expert, sont des élaborations collectives. Cela va de soi lorsque dans la presse ont paru des articles ou des photos, ce qui fut le cas, on croit le connaître". M. Pagés ajoute, inconscient de la tempête qu'il allait provoquer : "Cette élaboration collective du témoignage se poursuit jusque dans les salles d'attente de témoins dans le palais de justice". Il explique que, lui-même, avait entendu un témoin raconter à un autre ce qu'il allait dire.
Pressentant et craignant les risques d'un vice de forme, M. Braunschweig bondit : "Je vous interdis de parler d'un autre témoin". Son interlocuteur ne se démonte pas et réplique : "Quand j'entends dire par lui que les faits étaient avant 8 heures, je trouve cela important". "Vous avez mal entendu, fulmine le président, car le témoin n'a pas dit cela à la barre".
Malchance. Une jeune femme qui a déjà déposé demande de revenir à la barre et déclare : "Moi aussi, j'ai entendu ce témoin dire dans la salle d'attente qu'elle avait été bousculée avant 8 heures par un homme grand et "baraqué" (l'accusé mesure 1,70 m. La fuite de l'agresseur est fixé à 20 h 10).
Les traits tirés, marqués par quatre jours de combat dont il assume la plus grande part, Pierre Goldman continue d'épier, de commenter, de rectifier quelquefois, le cours d'un procès auquel il se dit étranger sans que rien ne personne n'ait encore irrécusablement prouvé le contraire.
(1) Lors des procédures de reconnaissance, le suspect est mêlé à des personnes étrangères à l'affaire, chacune d'elles ayant au couturière un numéro que désigne le témoin.
Retour à "Pierre Goldman : le dossier"