Pierre Goldman : coupable idéal
Libération, 3 octobre 1975
Article de Mark Kravetz
Retranscription de Jean-Michel Fontaine
Il faut lire "Souvenirs obscurs d'un juif polonais né En France", il est d'une fulgurante beauté. Un homme, enprison, y retrouve son identité. Il se nomme Pierre Goldman. Comment on a jugé Mai 68 à travers ce gauchiste errant.
Le livre de Pierre vient de paraître. Lisez-le de toute
urgence. C'est un très beau et très grand livre. Le 14 décembre
1974, Pierre Goldman était condamné à la détention
perpétuelle. Et le plus retentissant procès d'assises de l'année
se terminait en émeute. Je n'oublierai jamais cette nuit-là. Il
y eut le verdict. Il y eut un silence. Fraction de seconde, éternité,
silence cosmique avant la tempête. Elle vint. Déferlement, imprécations,
fureur : la salle envahit le prétoire. Spectateurs anonymes
et inconnus, camarades, amis, journalistes, avocats, tous confondus, criaient
d'impuissance et de rage. Salauds, assassins !, et, submergeant le tout : "Il
est innocent !"
Pierre se tenait droit et pâle dans le box, pratiquement abandonné par ses gardes. Il nous l'a fait savoir plus tard, cette manifestation l'avait profondément touché. Tous pour un, tous pour lui. Il n'y a pas de raison d'en douter. Un verdict ignominieux sanctionnait et démasquait cette farce tragique. Le procès d'assises s'était déroulé comme prévu. Il n'était exceptionnel qu'en apparence.
Quant au fond, la logique policière avait parfaitement fonctionné. Parodie de justice ? A quoi bon se conforter : c'est la justice qui est, par essence, parodique. Tout le livre de Pierre en fournit la démonstration éclatante. La colère collective était à la mesure du scandale, scandale d'un innocent condamné, scandale de cette justice. Ce n'était pas nouveau. Le quotidien judiciaire est pétri de ces scandales. Goldman agit comme un catalyseur.
Parce que c'était lui, parce que c'était nous. Tous pour lui ?
Aujourd'hui je n'en suis pas si sûr. Ce soir-là, j'eus le sentiment que rarement homme ne fut si seul. L'affaire Goldman commençait. Par un malentendu. Qu'on m'entende bien : la bataille pour l'acquittement de Pierre était, est encore, et aujourd'hui plus que jamais, une exigence impérieuse, et cela ne fait pas question. La vérité oblige à dire qu'elle ne fut pas engagée.
Ce n'est la faute à personne, mais il faut essayer
lucidement de déchiffrer cette impuissance et cet échec. Depuis
Mai 68, les grands rassemblements de la gauche révolutionnaire sont des
veillées funèbres. De Pierrot à Pierrot, d'Overney à
Goldman. Et la politique en est tragiquement absente. On disait après
mai que rien ne serait plus comme avant. Il y a du vrai, et le mouvement de
l'Histoire ne se lit pas comme un abécédaire ; comme dit l'autre
: "L'Histoire s'avance masquée". Sauf que les survivants vivent
mal. On disait l'imagination au pouvoir et le pouvoir est dans la rue : le pouvoir
a repris du poil de la bête, la politique du pire est devenue la
pire des politiques, l'Histoire a bégayé, l'imagination s'est
tarie.
Pierre n'a pas "vécu" Mai 68. Il était de passage à Paris, occupé ailleurs, insoumis et comme tel contraint à certaines précautions. Il vint une fois dans la Sorbonne occupée, et son intervention pratique se limita à une conversation avec l'un de ses amis qui jouait alors un certain rôle dans les événements. Il ne lui proposait rien de moins que de passer du monôme subversif à l'action armée révolutionnaire. Il fallait, pensait-il, marquer la rupture de façon irréversible, cimenter d'un lien de sang l'alliance entre ouvriers et étudiants. On le lira ; il parle durement de Mai dans son livre. Sa position était d'une implacable logique. Nous parlions de révolution ; la situation était, disions-nous, révolutionnaire : il proposait l'insurrection. S'il eut un tort, en l'occurrence, ce fut de croire sur parole ce qu'on lui disait. "Je fus, écrit-il, regardé comme un fou, un mythomane". L'était-il vraiment ? Nous préférâmes décider que, du fait de la trahison du PCGT (1), la révolution avait été condamnée à mourir dans l'uf. Et je ne suis pas sûr que la mythomanie fût du côté où on l'attendait.
Huit années ont passé. La fête est devenue mascarade. Ceci explique peut-être cela, et notamment les processions funéraires. En tout cas, le malentendu autour de Pierre en est le pur produit. La police, pour faire simple, en avait fait un enfant perdu de Mai 68. On évoqua même sa présence active parmi les "katangais" de la Sorbonne, contre toute vraisemblance, contrairement même au constat policier du commissaire Jobard. Les faits en eux-mêmes n'étaient pas déshonorants : ils étaient simplement faux. N'empêche, on écrivit ici et là qu'à travers Pierre on avait jugé Mai 68. Que les policiers aient eu inconsciemment ce but pour convaincre des jurés, c'est après tout possible. Nous nous devions de rétablir la vérité. Parce que c'était la vérité, et que parfois elle est efficace.
Autre exemple. Je me souviens d'une empoignade orale pendant le procès, ou juste après. Des camarades reprochaient à Libération, et à moi en particulier, de mettre en avant l'innocence de Pierre. "Le défendrais-tu s'il était coupable ?" Je pensais ne pas avoir à répondre à cette question parce que, par définition, elle ne se posait pas. Le camarade renchérit : "Ça veut dire quoi innocent ou coupable, c'est la bourgeoisie qui nous impose ces catégories. Nous n'avons pas à jouer le jeu". Je crains que ce camarade n'ait secrètement souhaité que Pierre fût un assassin, sa démonstration en eût été renforcée. Il fallait que Pierre soit le dernier avatar de mai, il fallait que Pierre soit ce desperado exemplaire qui nous venge de toutes nos défaites en les portant à une sorte de paroxysme.
La solitude où Pierre s'enfermait nous renvoyait
à la nôtre. Peut-être eût-il fallu commencer par là.
Par cette confrontation nue avec l'Histoire. Qui en était capable ? Je
ne vois à la réflexion personne d'autre que Pierre lui-même.
Nous sommes passés par les mêmes chemins, nous avons buté
aux mêmes impasses. A une différence près : si nous avons
rêvé toutes ses vies, il a vécu tous nos rêves. Jusqu'au
cauchemar. Pierre a raté sa mort, ce sera peut-être sa chance unique
de ne pas rater sa vie. Car voici son livre. Vous savez déjà qu'il
est d'une fulgurante beauté ; préparez-vous en le lisant à
une confrontation essentielle.
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