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Pierre Goldman ou le procès de la justice et de l'histoire
Les temps modernes n° 353, décembre 1975
Article de Richard Marienstras
Retranscription de Christine Artus

Le livre (1) fait suite au procès : il l'élargit et le prolonge. C'est un appel aux juges, au jury, aux témoins, au public, au lecteur – et ce dernier est sollicité en sa capacité de juge et de juré – le jugement a été prononcé en son nom, au nom du peuple – mais aussi en sa capacité d'accusé, d'un accusé peut-être (sans doute) innocent des chefs d'accusation n° 2, 3, 4, 5, 6 – d'un accusé saisi et métamorphosé par le discours et l'action de la justice, ne pouvant, dans la situation carcérale, qu'opposer sa voix, cette effusion lyrique, à la parole porteuse de la sentence qui, elle, fut un pouvoir et un acte.

Et nous, hypocrites lecteurs, frères et semblables de Goldman mais aussi des témoins et de policiers, du délateur et des magistrats – l'un ne peut aller sans l'autre puisque Goldman, qui a "pris plaisir à ce procès" et s'est fait "complice de l'appareil chargé de lui infliger une peine" et donc de la mascarade judiciaire, tragique…" (p. 19) au terme de laquelle il est condamné à la réclusion à vie – oui, hypocrites lecteurs, Goldman nous implique dans l'appareil qui le condamne en notre nom, dans les actes délictueux qu'il a commis, dans son innocence des crimes qu'il nie avoir pu commettre – et puis dans sa vie. L'étonnant pouvoir de ce libre est qu'il nous enjoint de porter à notre tour un jugement – certes pas un jugement de justice mais un jugement d'homme. Quel paradoxe : nous sommes libres, lui est prisonnier, mais nous devons, car ils nous inculpent, raisonner à nouveau et sa condamnation – donner nos raisons. Il faut nous défendre contre sa voix et sa vie et alors défendre ce qui les a condamnés, ou nous défendre avec lui contre ce qui le condamne : vie, histoire, procès.. Pour rendre justice au livre, il faut mesurer notre vie à cette vie, nos pensées à cette pensée, notre jugement à ce jugement. Il faut nous commettre.

D'habitude, nous réagissons différemment aux décisions de justice nous n'ignorons certes pas que ces décisions sont prises par des hommes, donc faillibles, amis en nous-mêmes, nous pensons – nous sentons ou croyons sentir – que la justice est en effet une "imitation de la Justice divine" (p. 20) et qu'elle s'accomplit comme en dehors de nous, transcendantalement. Au fond, nous adhérions à cette opinion du juge Braunschweig "que juges et jurés abandonnaient leurs préjugés en entrant dans la salle de délibération" (p. 277). Nous voilà dégrisés : il faut décider seul, trancher dans l'opacité des faits, dans l'opacité de ce destin et de l'histoire qui l'encadre et le pénètre, répondre à cette interpellation de notre liberté, et courir le risque d'erreur à notre tour.

Avec Goldman, nous perdons nos certitudes et notre innocence, car nos pensées – nos écrits – ne seront pas, pour lui, sans conséquences : son texte n'est pas une fiction nous laissant libres de rêver dans l'indécision – comme nous le faisons à propos des personnages de roman : ici les personnages existent, et nous ne sommes pas dans l'ordre de l'imaginaire mais dans celui de la vie.

Certes, comme le remarque admirablement Goldman, "il y a comme une imitation par la justice de l'acte littéraire… l'effort du juge pour reconstituer des faits et des actes, pour les capter et les transcrire dans un texte… tient profondément du rapport entre l'écrivain et l'objet qu'il cherche à reconstituer ou à décrire. Il y a dans l'acte judiciaire une dimension littéraire qui ressortit à la nécessité où sont juges et prévenus de fournir une relation des faits incriminés" (p. 275-276). Mais contrairement aux œuvres littéraires, les relations ainsi composées (et particulièrement celles des juges et de l'avocat général) ont un pouvoir que manifestera la sentence que l'on cherche, par leur moyen à provoquer. Le livre de Goldman – qui est aussi une effusion, une expression de douleur et de révolte ne s'adressant en fait à personne, une manière de constituer l'espace de sa vie passée – se présente d'abord comme le discours d'un homme qui veut – car il ne l'a pas fait au procès - "satisfaire enfin aux exigences de la procédure" (p. 23). Le procès déborde de l'enceinte où il a eu lieu, et nous, nous devons assumer un instant tous les rôles. Prendre Goldman à la lettre, nous identifier à lui ? Ce serait l'insulter, nous ne sommes pas lui, il nous écoute et nous juge, on peut d'avance percevoir son juste sarcasme – quelque chose comme "ça aussi ils veulent l'être (2)".

Mais nous ne pouvons non plus le repousser – sous prétexte que c'est un "droit commun" reconnaissant sa culpabilité dans les chefs d'accusation n° 1, 7, 8, 9, 10 – ou que c'est un révolutionnaire sans doctrine, un cas psychologique, un admirateur du "lumpen" noir, ou tout ce que l'on voudra – car ce serait figer sa vie sous notre regard, le priver d'une solidarité nécessaire et aussi donner notre caution au mécanisme responsable de son enfermement – mécanisme judiciaire, mécanisme historique, mécanisme symbolique – qu'il s'acharne à mettre en pièces. Le texte de Goldman relève d'un genre vieux comme la justice organisée : c'est un plaidoyer, un examen des faits et de la procédure, un contre-interrogatoire des témoins . Il nous faudra donc peser les faits à notre tour – et pas seulement les faits : l'idéologie qui les commande et les ordonne, les discours qui les rapportent, le système où se déploie l'activité procédurière.

Plus encore ; il serait commode de n'avoir à juger que sur des faits, l"idéologie, le système. "Je voulais être jugé sur les faits" (p. 21). Mais l'avocat général Langlois a brossé de Goldman une image qui l'a fait prendre pour un autre : "J'ai été condamné en raison de l'image qui avait été tracée de moi et qui expliquait à mes juges la raison de ce double meurtre qui m'était imputé" (p. 21). Ayant refusé de parler lui-même au procès, car, dit-il, "il me répugnait de me rendre complice de ce regard indécent et vicieux posé sur ma vie" (p. 21), il a été victime de son abstention. Il faut donc maintenant qu'il se décrive : "… puisque aussi bien je ne peux éviter d'être l'objet d'un dévoilement public, puisque ce dévoilement possède l'efficacité de pouvoir influencer mes juges, de les aveugler dans leur vision des faits, puisque jugé non seulement sur les faits mais en tant qu'homme, je risque à nouveau d'être préjugé – l'image de l'homme déformera encore l'image des faits – je vais parler de moi". (p. 22). Le texte de Goldman contient donc un "Curriculum Vitae", contre-image destinée "à détruire une image fausse" (p. 22). Mais il ne croit pas pouvoir – ni vouloir ? – parler "vraiment" de lui-même, ni en fournir "une analyse, une connaissance" (p. 22). "L'essentiel, bien sûr, je ne le dirai pas, et j'aime trop l'avocat général Langlois pour vouloir cesser d'être une énigme" (p. 22). L'essentiel, c'est quoi ? Est-ce du dicible ou de l'indicible ? Est-ce dans l'ordre des faits ou celui de l'être ?" Ce qu'ici je vais écrire n'est pas de penser : je ne pense, pas, j'y suis et j'ignore si je suis ce que j'écris" (p. 23). C'est l'opacité que tout homme présente à lui-même, l'incertitude qui s'interpose entre l'être et le texte qui l'évoque, mais si Goldman ne sait s'il se connaît lui-même, comment la justice a-t-elle pu imaginer le connaître, d'où a-t-elle mobilisé ce savoir (3) ?

Et d'où le lecteur pourra-t-il mobiliser le sien ? Quel rapport établir entre une vie racontée, des actes délictueux (ou autres), un jugement… A moins que le propos (l'un des propos) de ce livre soit justement de signifier qu'un tel rapport est problématique, que chaque lecteur doit l'établir pour lui-même, que la Justice est un rêve et la machine judiciaire un mécanisme que détraque son refus d'admettre l'arbitraire sur quoi il se fonde : propos politique, donc, et si profondément politique que nos habitudes en sont bouleversées : qui d'entre nous traquait la politique – poursuivait le propos politique – dans cette région confuse où se rejoignent l'existence, la justice, la passion révolutionnaire, le crime, la cérémonie et l'histoire ?


Au terme de son analyse de l'instruction et des témoignages, Pierre Goldman précise :

L'objet de la justice est, aussi, de saisir la vérité. Dans mon cas, il était finalement impossible que cet objectif soit atteint à moins que je n'y contribue en dévoilant, malgré ma répugnance à le faire, quelques aspects importants de mon existence, de ma conception de la vie, de la lutte politique, du monde et des choses, de la criminalité où j'avais échoué. Lors de mon procès j'ai été méconnu, incompris. Mon innocence, sa vérité, a été méconnue, incomprise, ignorée. On y a travesti le sens et l'essence de mon histoire. J'ai quelque peu collaboré à cette erreur. J'ai, ainsi, collaboré avec la Justice. La condamnation qui m'a frappé et qui impliqua une irresponsable et scandaleuse absence de profondeur, de gravité dans le prétendu recueillement solennel de mes juges, exigeait que je mette un terme à mon involontaire complicité avec la machine judiciaire. (p. 232-233).

Il faut donc voir comment cette machine judiciaire a fonctionné dans son cas. Les faits qui lui ont été reprochés sont, brièvement, les suivants : possession de papiers vénézuéliens falsifiés ou contrefaits ; détention irrégulière d'un pistolet Herstal et d'un pistolet Walther P38 ; vol à main armée d'une somme d'environ 2 500 francs au détriment des époux Farmachi, le 4 décembre 1969 vers 20 heures, au moment de la fermeture de la pharmacie qu'ils exploitent ; vol et homicide volontaire commis le 19 décembre 1969 vers 20 heures 10 dans une pharmacie située 6, Boulevard Richard-Lenoir : Simone Delaunay, pharmacienne, et Jeanine Aubert, sa préparatrice, sont tuées, Raymond Trocard (qui entre dans la pharmacie au moment de l'agression) est blessé d'une balle dans la mâchoire, Gérard Quinet (un gardien de la paix en civil qui poursuit l'agresseur et le ceinture à une trentaine de mètres de la pharmacie) est blessé d'une balle dans le ventre ; vol à main armée avec "deux hommes de race noire" (dit l'acte d'accusation) d'une somme de 22 675 francs au détriment des Etablissements Vog, 34 rue Tronchet, le 20 décembre 1969 ; attaque à main armée "avec un complice de race noire", d'un payeur de la Caisse d'Allocations familiales dans un couloir de l'immeuble 11 bis passage Ramey, et vol d'une somme "évaluée à 7 800 francs". Pierre Goldman reconnaît les faits concernant les vols à la pharmacie Farmachi, aux Etablissement Vog, ainsi que l'attaque du payeur de la Caisse d'Allocations familiales. Il proclame son innocence absolue dans l'affaire Richard Lenoir. Les avocats des parties civiles tiennent pourtant Goldman pour coupable dans cette affaire. L'avocat général Langlois requiert une peine qui ne soit pas inférieure à la détention criminelle à vie. La Cour le juge coupable et le condamne à la peine demandée. Pierre Goldman commente alors : "peu m'importe la réclusion à vie ; je n'aime pas la vie, j'ai grandi dans l'évocation d'Auschwitz, pour moi Fresnes c'est un internat un peu rigoureux ; au Venezuela si j'avais été arrêté on m'aurait tué ou torturé ou je serais actuellement en prison pour je ne sais combien d'années, la prison j'ai toujours su que je risquais d'y séjourner longtemps ; ce que je ne supporte pas c'est l'infamie de cette accusation de cette condamnation je suis innocent" et il ajoute : "l'absurdité de cette sentence [est] conforme à mon aptitude fondamentale à être accusé" (p. 267).

Pierre Goldman est arrêté le 9 avril 1970. La machine s'est ébranlée à partir d'une délation : c'est un informateur, que Goldman appelle X2 et dont il a toujours refusé, par horreur de la délation, de révéler le nom, qui a permis cette arrestation. X2, que Goldman avait connu en mai 68, était "un homme d'environ 30 ans. Il avait l'allure d'une crapule bestiale, brutale, un corps taillé dans le roc, une musculature de statue. Avait servi en Algérie dans un régiment de choc. Etait quasiment analphabète? Je n'avais [ajoute Goldman] avec lui, rien de commun. Absolument rien. Je me liai pourtant à cet homme et je le voyais souvent, presque tous les jours. J'étais intéressé, touché par la différence monstrueuse qui nous séparait. Pour diverses raisons, j'avais confiance en lui. Ces raisons, je les tairai. Je l'informai de l'agression que j'avais commise" (p.85). Il s'agissait de l'agression contre les époux Farmachi. Plus tard, X2 confie à Goldman, sa certitude que les meurtres du boulevard Richard-Lenoir, c'est lui, Goldman, qui les a commis : n'était-il pas, le soir du 19 décembre, porteur d'une arme capable de tirer au moins dix balles (X2 ignore que le meurtrier a utilisé deux armes), n'était-il pas muni d'une sacoche, revêtu d'un pardessus gris anthracite – ce qui correspondait au nouveau signalement de l'assassin diffusé par la presse le 22 décembre 1969. Goldman oppose un "démenti formel" à ses allégations. Mais X2, commente Goldman, "séduit par ce massacre implacable… désirait que j'en fusse l'auteur : son existence misérable s'en trouvait rehaussée, comme ennoblie" (p. 97). Le lecteur (me semble-t-il) doit accepter comme un fait cette relation de confiance, cette énigmatique liaison entre Goldman et X2. Produire, déduire, établir ou inventer une explication psychologique (ou autre) ne servirait de rien, serait parfaitement gratuite. Il reste que la confiance était unilatérale et mal placée : en mars 1970 (fin mars, précise Goldman après une analyse serrée des rapports d'enquête), X2 fournit à la police un portrait, ou un profil, de Goldman, ainsi que des informations (calomnieuses) le dénonçant comme l'auteur du double homicide. Cette origine – cette source si trouble – de l'enquête est capitale : elle a littéralement coloré toutes les étapes de la procédure, établi une vraisemblance qui, à défaut de preuves formelles (il n'y en avait pas) a permis aux juges et aux jurés d'établir une conviction qui a entraîné le verdict. Tout commence avec les rapports de police – il faut se reporter au livre pour saisir sur le vif comment de subtils infléchissements, des oublis, des "lapsus" de l'enquête policière ont mis les choses en branle. Signalons simplement que, des deux armes que possédait Goldman, le P38 et le Herstal, ni l'une ni l'autre – d'après l'expertise balistique – n'a tiré ni percuté les balles retrouvées sur les lieux. Il est vrai que l'on fait état d'un "rapport confidentiel" recueilli par des enquêteurs, selon lequel "Goldman aurait… cherché à modifier l'une de ces armes". Son P38 ayant une structure composite, on a voulu, en changeant la formulation de l'un des rapports, suggérer que la pluralité d'origine des pièces qui le composent est la conséquence d'un maquillage destiné à effacer la preuve matérielle de sa culpabilité. Goldman commente : "cette partialité suspecte et acharnée a un sens : remplacer l'absence de preuves concrètes par de fallacieuses présomptions" (p. 221).

Goldman considère que le délateur X2 a non seulement entraîné la conviction des policiers, mais qu'il les a amenés à considérer que lui, Goldman, faisait un coupable "capable du fait" (p. 227) : capable, parce qu'auteur de trois vols à main armée ; capable, parce que gauchiste, et gauchiste armé ; capable, parce que les policiers n'ont guère de tendresse pour les métèques. Cette conviction des policiers a entraîné la conviction, ou le témoignage, de l'agent de police Gérard Quinet, lequel a influencé les autres témoins.


Le second palier de la démonstration de Goldman est une critique du témoignage visuel – on pourrait dire, plus généralement : du témoignage des sens – tel qu'il est généralement utilisé dans la procédure. Il s'agit d'abord de montrer que les témoins qui affirment l'avoir reconnu sont peu dignes de foi, mais il s'agit, aussi, d'un souci ou d'une préoccupation épistémologique dont le livre est pénétré :

La Justice se veut, se prétend scientifique. Qu'elle soit fondée sur le règne tout puissant de la toute-puissance de la conscience et de la perception des témoins, ne la dispense nullement d'omettre ce fait décisif : les acquis les plus importants du savoir contemporain ont démontré la pesanteur des processus inconscients. Mais la Justice patauge dans un ersatz de cartésianisme (pouvoir de la conscience, valeur de ses énoncés) et de positivisme (la perception est une sorte d'appareil enregistreur, qui grave des impressions) (p. 144).

La critique des données sensibles est faite avec une remarquable pénétration. Elle rejoint, curieusement, l'une des obsessions de ce grand pré-catésien que fut Shakespeare : à Iago, le scélérat, Othello demande la preuve "oculaire" de la culpabilité de Desdémone – et Iago lui fournit une "preuve" sensible. Edmund, le fils dénaturé de Gloucester, propose à son père de lui fournir une preuve "auriculaire" de la culpabilité d'Edgar, le fils fidèle : et cette "preuve", il la fournit. De fait, ce qui est en cause, c'est la relation entre la perception et la conviction préalable – qu'illustre cette expérience dont le psychologue Pagès voulait faire état au procès : on a, aux Etats-Unis, simulé dans un lieu public l'agression d'un Blanc contre un Noir, qui ne se défendait pas. On a ensuite interrogé les témoins : ils ont tous désigné le Noir comme agresseur.

Ce qu'il y a de poignant dans la démonstration de Goldman, dans la minutie avec laquelle il passe au crible les dépositions des témoins qui disent le reconnaître (4), c'est que cet homme, dont la vie, avant son arrestation, était comme portée par un élan – et, on peut le dire, une pureté – qui survolait ou négligeait les "petits faits vrais" de la vie quotidienne soit contraint par l'événement, par sa vie même, peut-être par une sorte de fatalité intérieure, à s'accrocher à des détails en apparence insignifiants, à des objets menus, à la texture et aux aspérités des choses. L'analyse de tout ce qui a été dit, il faut qu'il y procède, et c'est une confrontation d'autant plus forte que la volonté de faire éclater son innocence, qui l'y pousse, est servie par une intelligence peu commune et une expérience exceptionnelle de la vie.

Lors de mon procès, les témoignages à charge ne furent pas examinés, scrutés, détaillés. Ils se réduisirent à leur simple et ultime conclusion accusatrice : cet homme (moi) est bien le tueur du boulevard Richard-Lenoir. L'innocence peut faire l'objet d'un discours tragique, poétique, métaphysique. Cela appartient à la relation intime où elle est vécue. Sa démonstration est un combat : elle côtoie en permanence l'univers policier, sordide, banal, où les mots n'ont d'autre objet que la description ou la synthèse critique, commune, des éléments d'une énigme criminelle. L'art en est nécessairement absent. Qu'on me pardonne la trivialité du commentaire que je vais entreprendre : à la divinité de l'innocence cachée, je préfère, maintenant, la liberté recouvrée de l'innocence reconnue. (p. 135)

Cinq témoins à charge ont affirmé reconnaître Goldman. Le premier est l'agent Gérard Quinet, blessé par l'assassin. Il n'est pourtant pas évident qu'il ait pu dévisager celui-ci (a-t-il vraiment pénétré dans la pharmacie ?). Il est certain que, blessé et se croyant blessé à mort, il a dit : "Je suis foutu, c'est un mulâtre qui a fait le coup". Goldman ainsi que l'avocat Boiteau, qui représentait Quinet lors du procès, suggère qu'il a pu dire "métèque" et non "mulâtre" – ce qui, évidemment, jette "une lumière suspecte sur son objectivité…". Il ne fournit d'abord qu'un signalement assez abstrait de son agresseur, mais précise, en voyant Goldman : "… c'est exactement le même visage, les mêmes yeux sournois, le même nez allongé…"(p. 140). Le second témoin, Raymond Trocard, avait parlé de l'agresseur comme d'un homme de type méditerranéen et décrit sa personne. Il modifie sa description entre le 20 décembre 1969 et le 20 janvier 1970. Le docteur Pluvinage, troisième témoin, affirme reconnaître sa silhouette et sa physionomie, vue pourtant du quatrième étage de l'immeuble où se trouve la pharmacie. Distance de vingt mètres dit-il. Il y en a environ quarante, et la lumière, à cette heure, n'est pas des plus vives. Nadine Lecoq, quatrième témoin, a décrit un homme aux cheveux noirs, longs, abondants, coiffés en arrière. Goldman avait les cheveux courts. Elle décrit la sacoche, minutieusement – mais on ne compare pas cette description à celle de la sacoche volée à la pharmacie. Le cinquième témoin, Annie Ioualitène, a vu un homme aux cheveux noirs ondulés, aux yeux sombres et un peu globuleux, portant des chaussures "yéyé" en cuir noir, à bouts carrés, et dont le visage basané était grêlé de petits trous ressemblant à des cicatrices d'acné. Elle donne d'autres détails contredits par Quinet, elle n'a pas entendu le coup de feu. Elle reconnaît Goldman, bien que ce dernier n'ait pas les yeux globuleux, ni le teint basané, ni le visage grêlé. Ces contradictions, ou ces inconsistances – bien plus nombreuses en fait, dans la longue analyse qu'en fait Goldman – jettent évidemment un doute sur la valeur des témoignages. Mais ces imprécisions, ou ces inexactitudes, ne gênent pas l'avocat général : ce sont là, dit-il, les signes mêmes "de la vie, de l'authenticité" (p. 263). Goldman commente : "cela signifie que l'erreur est donc, en matière judiciaire l'essentiel critère de vérité" (p. 141). Alors qu'on fait une enquête sur la personnalité de l'accusé, dont on trace un portrait (évidemment inexact, compte tenu des matériaux – recueillis par la police – qui servent à le composer) qui entre dans le curriculum vitae dont le président donne lecture dans les procès d'assises – on n'en fit pas sur les témoins, et l'on n'examine pas si, oui ou non, ils peuvent être impartiaux, exempts de préjugés, dignes de foi. L'accusé – ou certains accusés – quand il y a doute, ne bénéficient pas vraiment du doute : comme cela est patent en correctionnelle, le doute bénéficie au ministère public.

Si la perception même des témoins a pu être imparfaite lors des premiers témoignages qu'ils ont fait, leur reconnaissance de Pierre Goldman quant il leur fut "présenté" ne paraît pas non plus convaincante. Il apparaît que, loin d'avoir "été présenté aux témoins dans des conditions matérielles excluant tout risque de les influencer" comme le dit le substitut Amarger (p. 177), loin d'avoir été placé dans des groupes offrant "des éléments signalétiques voisins de ceux de Goldman" comme le demandait le commissaire Jobard (p. 178), Goldman contrairement aux autres, n'était pas rasé, n'avait pas un type physique voisin de celui des autres membres du groupe, ses vêtements étaient froissés, il n'avait pu ni se laver ni se peigner… Goldman commente :

Dans ces conditions, la "reconnaissance" opérée sur les témoins est une simple devinette qui se présente sur le mode suivant : regardez bien ce groupe, l'assassin s'y trouve (sous-entendu indiqué, c'est une hypothèse, par les policiers, ou impliqué par le conditionnement journalistique auquel étaient soumis les témoins du 10 avril), le reconnaissez-vous ? c'est-à-dire : reconnaissez-vous dans ce groupe l'homme que nous avons arrêté et dont nous sommes convaincus qu'il est l'assassin.. (p. 182).

L'opération qui consiste à entourer un suspect d'autres individus transforme subtilement la question initiale (c'est lui ou ce n'est pas lui) question qui devient : lequel est-ce, où est-il ? (p.190).

La déposition préalable de l'agent Gérard Quinet semble avoir, en ces circonstances, influencé les témoins, car il était "l'héroïque gardien de la paix" qui avait déjà reconnu l'assassin, et ils savaient "que l'homme qu'on allait leur présenter avait été reconnu, confondu" par lui (p. 189). Quinet, cependant, n'affabulait sans doute pas consciemment : Goldman pense qu'il était convaincu de sa culpabilité parce qu'on l'en avait convaincu, "étant donné la teneur du renseignement anonyme qui [avait] incité les policiers à se lancer sur [sa] piste et leur [avait] permis de l'appréhender" (p.188) ; Du délateur X2 à l'agent Quinet au comportement héroïque, l'opposition est absolue – mais c'est pourtant cette conjonction qui va créer le réseau de vraisemblance sur lequel s'appuiera la "conviction intime" des jurés et de la cour.


C'est à ce point que la critique portée par Goldman à la Justice bourgeoise s'approfondit. Toute son attitude au procès – le fait qu'il avait décidé de ne faire citer aucun témoin pour sa défense – en est en quelque sorte le prélude. Refuser la comparution de témoins de moralité – décision incomprise par les juges et qui dut passer pour une sorte d'outrecuidance – s'explique partiellement par le désir de ne pas souiller une "dimension sacrée" de sa vie. Goldman ne veut pas que Régis Debray – au nom de ses camarades vénézuéliens – exprime la solidarité qui le liait à eux : "je décidai de ne pas avoir recours à cette fraternité qui me bouleversait… en l'évoquant dans une affaire de droit commun : penser à ce mélange sacrilège me précipitait dans une révulsion tourmentée, profonde" (p. 238).

Mais dans une lettre, il précise : "Je suis innocent parce que je suis innocent. Et non parce que diverses personnes viendraient souligner tel trait de mon caractère, de mon comportement" (p. 239). Il veut que l'affaire soit jugée sur le fond, et que la décision s'appuie sur les faits, non sur des témoignages relatifs à sa vie, son être, sa personne. Le procès ne s'est pourtant pas déroulé conformément à ce désir. Car au bout de la chapitre judiciaire, la conviction intime des juges" – jurés et magistrats – reflétait seulement celle de l'homme qui avait convaincu initialement les policiers dans l'anonymat d'une délation crapuleuse. De sorte que cette conviction… était habitée de la scélératesse sordide d'un délateur qui se trompait sur l'essentiel" (p. 19). Or, c'est précisément dans le système de la conviction intime qu se révèle – se dévoile – et la nature idéologique de son procès, et l'essence bourgeoise de la Justice. Goldman écrit à ce propos quelques pages admirables (p. 268-278), et qui prennent tout leur sens si l'on se souvient que, contrairement aux jugements correctionnels, qui sont, précisément, des jugements et doivent, de ce fait, être motivés – ce qui permet de faire appel – les décisions d'assises sont des arrêts, prononcés au nom du Peuple : ils ne doivent pas être motivés, ils jaillissent de la conviction intime de ce que l'on dit être le Peuple – bien que trois magistrats siègent et votent avec les jurés, les décisions étant prises à la majorité (5) – et ne sont susceptibles que de cassation pour vice de forme. Goldman écrit : "… les notions fondamentales de conviction intime, de recueillement silencieux, d'âme et conscience des juges et témoins, signifient que cette Justice fait appel, pour fonder ses verdicts, à ce qu'il y a de plus subjectif, de plus arbitraire, de plus inconscient, de plus accessible à l'influence de l'idéologie dominante, l'idéologie bourgeoise. Or cette idéologie me condamnait irrémédiablement, a priori : j'étais le symbole extrême de ce qu'elle abominait". (p. 277). Coupable parce que capable, d'après un réseau impressionnant de "vraisemblances" émergeant, pour ainsi dire, d'un portrait – le curriculum vitae – qui permet à la conviction intime de juger l'homme plutôt que l'acte. Et l'homme Goldman, malgré la synthèse "loyale, équitable" (p. 245) que fit le président Braunschweig des "diverses dépositions qui composaient" ce curriculum vitae, appelait, pour ainsi dire, un verdict de culpabilité : trois attaques à main armée, insoumission, activités révolutionnaires, gauchiste exemplaire (ou du moins, passant pour tel), Juif irrégulier, intellectuel, compagnon de gens de couleur : l'avocat général eut beau jeu d'expliquer que le vol à main armée était "une solution lamentable à des problèmes tragiques" (p. 263) – et que le meurtre de deux femmes était l'acte d'un théoricien, d'un intellectuel qui, reprenant le dessus sur l'homme d'action (le révolutionnaire) ayant tiré sur Trocard, décida, épouvanté par ce premier meurtre, de supprimer les témoins (p. 264). Le propos politique voilé transparaît : le combattant tire, l'intellectuel glacé tue. L'avocat général avait "demandé… que les jurés, lors des délibérations, prennent connaissance du projet de guérilla urbaine… qui figurait au dossier" (p. 269). Et les "effluves signalétiques" – c'est un mulâtre – c'est un métèque – c'est un Méditerranéen basané – montrent bien que le racisme suintait ici et là.


Goldman ne ressemble donc pas à l'image qu'on a tracée de lui. Dans son propre curriculum vitae, il se présente essentiellement comme un révolutionnaire, et comme un Juif : révolutionnaire parce que juif, sans doute, nationalement exorbité : il lui plaît de dire, car c'est là une de ces "terribles absurdités juives" chargées de sens, que son grand-père (en fait le père de la femme qui est sa mère aux yeux de la loi, mais non de la femme qui l'a enfanté) fut, à Verdun, officier d'artillerie dans l'armée allemande. Il est d'origine juive (car ses parents sont juifs) et il est juif (insiste-t-il) : il s'est donc choisi tel, à un moment non précisé de sa vie. Son père né en Pologne dans une famille pauvre, vient en France à 15 ans, gagne la nationalité française en s'engageant dans les chasseurs d'Afrique par devancement d'appel, est décoré au Front en 1940. "Tailleur et sportif, il fait la guerre et la fait bien. Il a mérité sa nationalité française et il n'a jamais été aussi juif qu'à ce moment " (p. 29). Il milite dans la résistance juive, fonde et dirige les groupes de combat de l'U.J.R.E. adhère au parti communiste, mène des actions d'anéantissement contre les nazis. La mère de Goldman, née à Lodz, dans une famille pieuse, fuit sa famille à 15 ans, devient militante communiste, est emprisonnée par Pilsudski, part pour Berlin où elle suit les cours de l'Université rouge.

Après un périple compliqué, elle se retrouve en France pendant la guerre, affectée à la résistance juive d'obédience communiste. Pierre Goldman naît de leur union, le 22 juin 1944. C'était presque la fin de la guerre – la fin d'une époque où les hommes engagés dans le combat contre le nazisme accédaient d'emblée à l'histoire universelle. A cette histoire participaient les parents de Pierre Goldman – portés encore par le rêve aujourd'hui effondré "d'un internationalisme et d'un socialisme où le peuple juif, leur identité juive, ne seraient pas abolis" (p. 29), mais lui n'était qu'en âge de périr dans les crématoires de Pologne – " né Juif et en danger de mort".

Après la Libération, ses parents se séparent : sa mère, qui travaille à l'ambassade ou au consulat de Pologne, quitte la France. Elle veut l'emmener. Son père l'enlève (légalement, elle n'est pas sa mère) : "il ne voulait pas que son fils vive dans un pays où des millions de juifs avaient été exterminés, dans un pays antisémite, antisémite et stalinien. Un pays maudit " (p. 32).

En 1949, son père épouse une Juive allemande, et Pierre Goldman, qui avait vécu jusque-là chez une sœur de son père, est installé dans ce nouveau foyer. Son enfance, dit-il "fut une longue rêverie inerte qu'anima, seul, le spectacle d'Auschwitz…" (p. 32). Il se fait souvent exclure des lycées, devient interne en 1956 (il aime l'internat, "cette chaleur carcérale et virile"), affronte les fascistes au lycée d'Evreux en 1959 et adhère à l'Union des Jeunesses communistes. Il est habité par l'image et l'exemple de Marcel Rayman. Il séjourne en Pologne, cherche les traces du quartier juif de Varsovie. "Je me rassasiais, je me pénétrais, je me hantais de films, d'histoires de guerre, d'images de l'holocauste" (p. 34). Il y est "envahi du rêve et du désir de l'histoire" et il voulait "que cette histoire soit de violence" pour s'y libérer "de la meurtrissure d'être juif" (p. 34). Il apprend comment sont morts ses grands-parents maternels, voit sa mère pleurer et n'a alors d'autre désir "que de connaître une guerre extatique, d'y côtoyer la mort, d'en exorciser la frayeur, d'y éprouver un bonheur où la vie serait réchauffée, incendiée, du contact avec le néant" (p. 35). Sa longue obsession de la mort – qui se rattache à son identification à une communauté détruite, à l'impossibilité de penser l'avenir en termes individuels ou collectifs, un besoin de toucher à cette extrémité des choses qui se manifeste aux lieux et aux moments où s'universalise l'histoire – cette obsession prend sa source, dit-il, dans son premier souffle – et elle est, il faut ajouter, le signe d'une profonde, d'une essentielle normalité.

Il est significatif qu'après avoir parlé de la veillée funèbre célébrant la mémoire du Che, à la Havane, il évoque le transport des cendres de Jean Moulin au Panthéon : près de lui, quelques militants de l'U.N.E.F. – qui sans doute ignoraient tout de ce qu'est la relation à l'histoire – ricanant en voyant le défilé. Goldman saisit d'emblée ce que cela évoque : "La voix de Malraux s'éleva, grandiose. Je fus saisi de ce qu'elle transmettait et je me sentis dans une jeunesse misérable, expulsée des espaces souverains qui scintillaient dans le discours de Malraux" (p. 66). En avril 1961, le putsch : il frissonne de plaisir, car il y voit le signe d'un "orage majeur et historique". Mais l'histoire n'est pas passée par là, le putsch est fini à l'aube. Deux ans plus tard, il est au service d'ordre de l'U.E.C. s'orientant vers l'organisation de la lutte contre l'extrême droite pour échapper "à l'ignominie du pur maniement de concepts" : "dans cette lutte antifasciste dérisoire et substitutive, j'évite un peu des souillures de notre génération impuissante, castrée, privée d'histoire" (p. 34). Il s'initie au karaté – se brise pour s'obliger à pratiquer un sport martial si étranger à cette lignée de rabbins et de tailleurs humiliés dont il "porte la marque indélébile et pérenne" (p. 43). Abattre le vieux monde, il faut se préparer à cela et, ainsi, ne pas manquer l'occasion d'être un amant de l'histoire. Vers la fin de l'été 1965, il se fixe un but nouveau : entrer dans une guérilla latino-américaine des Caraïbes. Il quitte la France en 1966, s'embarque sur un cargo, débarque à la Nouvelle Orléans, passe clandestinement la frontière mexicaine. Ramené aux Etats-Unis, il est conduit à la prison de San Antonio, découvre la ségrégation, le racisme – s'épouvante à l'idée qu'on puisse passer des années en prison.

De retour en France, il résilie son sursis à la demande de son père. Affecté à Nancy, il décide au dernier moment de ne pas s'y rendre. Il perçoit qu'il se dérobe au rite d'intégration dans la communauté nationale. Mais il assume ainsi, et actualise, son essentiel exil :

Je me souciais peu de cette trahison. Je n'avais pas de preuve à donner – on me la demandait depuis toujours, en silence… parce que, profondément, je n'avais jamais été Français. J'étais seulement un Juif exilé sans terre promise. Exilé indéfiniment, infiniment, définitivement. Je n'étais pas prolétaire, mais je n'avais pas de patrie, pas d'autre patrie que cet exil absolu, cet exil juif diasporique. (p. 56)

Il va à Prague, retourne en Pologne, revit sa mère qui comprend qu'il l'aime profondément "dans ce désir d'une autre Espagne, d'une autre Résistance, dans cette passion d'être comme les hommes qu'elle avait aimés" (p. 58). Elle lui promet de l'aider à rejoindre une guérilla. Sa relation à sa mère merveilleusement s'explicite au moment du départ, quand le train s'ébranle : "Pour la première fois je compris que j'aimais ma mère, cette femme, que j'étais son fils et que cet amour était de toujours partir et que notre proximité absolue était dans cette errance qui me séparait d'elle et où je la cherchais" (p. 59). De nouveau, Bruxelles, et Anvers – et là, une notation nouvelle : il rencontre un jeune marin hollandais, homosexuel, et forme "le projet de le dévaliser violemment, en quelque endroit propice…" (p. 61). Mais il perd l'homme de vue. De retour à Paris aux premiers jours de la guerre des Six Jours. Ayant passé la frontière, il est en situation illégale et recherché pour insoumission : il entre dans l'illégalité. Il s'interroge : "Est-ce à ce moment précis que, je ne sais où, en moi, j'allai vers la nuit réclusionnaire comme vers un gouffre qui lentement m'aspirait ?"(p. 61). Il noue des contacts avec des camarades guadeloupéens. Il se propose, pour aller à Cuba (il rêve d'être un homme de main, souhaite pourtant rejoindre un groupe expérimenté), de commettre un hold-up avec des malfaiteurs antillais. Il protège une Guadeloupéenne qu'une équipe de proxénètes veulent contraindre à la prostitution, les menace – il est armé – son être "éclate" – le centre de sa nature se brise. Il parvient à La Havane, noue des contacts. Il est, dit-il "disponible pour toute aventure (révolutionnaire), si désespérée fût-elle, pourvu qu'elle [le] jetât dans un affrontement authentique, historique" (p. 66). On lui promet qu'il sera appelé pour se rendre au Venezuela.

De retour à Paris, il se tient à l'écart du mouvement en mai 68. Il juge d'un œil critique, sévère : les étudiants satisfaisaient leur désir d'histoire "sous des formes ludiques et masturbatoires". Il propose, à un militant du Mouvement du 22 mars, une action armée - pour passer du verbe à l'acte, donner au peuple une preuve de sang. On le regarde "comme un fou, un mythomane". Peu après, il part au Venezuela, y découvre une réalité nouvelle, reste quatorze mois dans la clandestinité - mais la lutte armée décline - mortellement – malgré les efforts du groupe. De retour à Paris, il a le sentiment qu'il doit expier. Il rêve à un groupe qui pratiquerait la guérilla urbaine, mais nul n'accepte de réaliser un tel projet. Il se procure un Herstal, s'exerce au tir. Manquant d'argent, il se prépare à commettre des agressions.

L'idée vient abruptement dans le récit. Le passage de l'idéal révolutionnaire au délit de droit commun n'est pas expliqué. Il s'agit bien, pourtant, d'une "voie indigne des idéaux héroïques qui avaient hanté [son] enfance" (p. 81). Etait-ce une manière de se détruire ? D'aller à une confrontation directe avec l'appareil du monde bourgeois ? Certaines indications peuvent le laisser croire. Ainsi, après l'agression du couple Farmachi, Pierre Goldman fait savoir aux deux époux qu'il n'a pas coupé les fils du téléphone, qu'ils peuvent appeler la police, qu'il habite à proximité. Trois jours après l'affaire du boulevard Richard-Lenoir, il sent qu'un "souffle étrange" l'aspire vers "le gouffre de ces meurtres". P., un ami intime, lui demande s'il les a commis, il ne répond pas : brisé et amer que P. puisse le croire capable d'être ce genre de tueur. Provoque-t-il, de manière semi-consciente, son arrestation ? A-t-il besoin d'être jugé et puni ? En été 1972, en prison, alors qu'il traverse une période d'angoisse extrême, il fait une découverte :

Je m'infligeais une peine, un châtiment implacable. Je m'étais jugé et j'exécutais sur moi un verdict d'une rigoureuse sévérité. Je sortis délivré de cette épreuve et je compris que la sentence des juges, quelle qu'elle dût être, ne pourrait jamais m'atteindre. Un tribunal siégeait en moi, régi par une loi impitoyable, et je n'y étais frappé qu'en face de mes rêves, de mes idéaux. La justice ne pouvait me châtier parce que, dans mes crimes, je m'étais déjà puni. Ils n'étaient pas, ces crimes, l'infraction d'avoir frauduleusement soustrait de l'argent à main armée. Je m'y étais plutôt puni de n'avoir pas été mon père, partisan, de n'avoir pas été Marcel Rayman, de n'avoir pas lutté aux côtés de Che, de Marighella, de n'avoir pas recherché Borman pour le tuer…. (p.124)

L'histoire s'est retirée, et si Pierre Goldman n'a pu être ce qu'il souhaitait, c'est que le monde ne permet plus qu'on le soit. Les guérillas deviennent locales – provinciales – les luttes se contestent les unes les autres et ne se totalisent pas.

En lui-même, Goldman éprouve, sur le mode d'un châtiment que son destin lui inflige, le pourrissement du monde, l'éclatement des luttes révolutionnaires. Son destin – entendez : son destin mesuré à son élan – lequel est un héritage de son père et de sa mère (révolutionnaires) et de ce qui lie Goldman irrévocablement (à travers eux) à cet arrêt de l'Histoire que fut le génocide.

Aux hommes nés plus tôt que Goldman et qui ont connu ces moments où le passage de l'Histoire, dans son souffle, dessaisit l'être de lui-même, retourne sa subjectivité comme un gant et la situe tout entière en dehors de lui – extase incommunicable à ceux qui se sont contentés passivement de survivre – ce que dit Goldman de sa volonté de ne pas désespérer en prison rend un son familier et fraternel :

J'étais un Juif polonais, mon échine était raide, j'étais originellement préparé au malheur, apte à l'affronter, et Fresnes n'était pas Auschwitz. Au Venezuela, j'avais risqué des châtiments majeurs et implacables. Et, de tout temps, j'avais prévu qu'un jour je me trouverais dans une situation qui interpellerait décisivement mon courage moral. Je souffrais seulement d'être empêché de pouvoir repartir en Amérique latine, de pouvoir y aller chercher un nouveau combat. Mais je pensais qu'un jour je sortirais et que j'aurais encore la force de lutter, de mourir. Ce désir de combattre, je le conservais au fond de moi, comme un joyau, un diamant : il signifiait que j'aimais, dans la liberté, non pas les veules félicités où l'on se vautre, mais d'y risquer la mort dans une essentielle rébellion. (p. 117)

Mais en même temps, ce qui le sépare d'eux, c'est le caractère définitif et comme final qu'il attribue à la rébellion. Les luttes antérieures à sa venue au monde portaient en elles un projet d'avenir, formulé ou non, radical ou non, politique ou quasiment biologique : elles n'étaient pas essentiellement (bien qu'elles l'eussent été parfois) un projet dont la mort, obscurément, était l'issue souhaitée : c'est qu'on ignorait, alors, et les crématoires et le Goulag et la mort atomique – c'est qu'on vivait dans un élan où les lyrismes anciens, les fraternités nouées, la rigueur éthique (la justice) se projetaient tacitement dans le moment où, après la fin de la nuit, on pourrait recommencer la vie et le monde. On n'imaginait pas qu'il fût possible, concevable, pensable que la nuit de l'humanité n'eût pas de fin – que cette possibilité existait : nous savons aujourd'hui, brisés que nous sommes ou dégrisés, que cette possibilité existe : pas même comme une menace, mais simplement comme une continuation de l'ordre de choses.

Il reste que pour certains d'entre nous, la "chute" de Goldman dans le délit de droit commun reste inexplicable – ou infiniment douloureuse. Car il s'agit bien aux yeux de Goldman lui-même, d'une chute. La manière dont il en parle peut, certes, laisser croire parfois qu'il juge cela autrement : écrivant à sa mère, il l'informe de sa situation et dit : "j'étais emprisonné pour trois vols à main armée – je les avais commis – et deux homicides volontaires, tentatives, vol – j'en étais innocent. Rien qui fût anormal, lui précisai-je, dans le cours de nos existences tourmentées" (p. 120). S'il n'est en effet pas anormal – s'il est même conforme à un certain ordre des choses qu'un Juif innocent soit en procès, et condamné – les vols à main armée entrent-ils dans cette normalité-là ? Mais ailleurs, comme dans le refus des témoignages de moralité, Goldman vit cette situation comme une chute : le désir de ne pas compromettre, aux yeux de tous, la fraternité révolutionnaire ne lui faisant côtoyer le délit de droit commun ne peut pas être séparé du sentiment intime. Et que penser des choses fugitivement évoquées, mais celées au lecteur, comme le sens de ce mystérieux échange de regards avec le commissaire Jobard :

Jobard fut appelé à déposer sur la question de l'informateur confidentiel. En arrivant dans le prétoire, il me regarda d'un œil extrêmement significatif. Ce regard était un avertissement et, aussi un appel à ma complicité : ne révèle pas le nom de X2, et, surtout, ne le fais pas révéler par tes amis de Libération, on t'en saura gré. Jobard était on ne peut mieux placé pour savoir à quel péril précis les policiers seraient exposés si ce nom était révélé. Je jouis de cette hermétique complicité qui échappa, je crois à tous… (p. 249)

La personnalité (et les actes) de Goldman suscitent aussi, chez qui le lit, un trouble ou un malaise étrange. Mais il faut dire immédiatement que ce trouble – ou ce malaise – n'annulent ni n'oblitèrent ce qui nous le rend proche, et frère, et ami : ils signifient simplement qu'il n'est pas nous, mais lui-même, clair et obscur à lui-même et à nous, prodigieusement exemplaire. Parce que ce livre de combat est aussi, irrévocablement, essentiellement , un livre de douleur. Parce qu'il est difficile, à qui le lit comme il se doit, de ne pas être convaincu que Goldman est innocent dans l'affaire du boulevard Richard-Lenoir. Pour ma part, je crois à son innocence. Et enfin que ce livre de combat est marqué par l'absence de haine –bien que des moments de haine y soient évoqués) et par un sens admirable de la mesure. C'est à la lutte anti-fasciste que tout s'y mesure et s'y rapporte – de sorte que les mots de la politique, ordinairement si galvaudés, y retrouvent une sorte de justesse absolue. Oui, c'est vrai que Fresnes n'est pas Auschwitz, que les C.R.S. ne sont pas des S.S., que les déclamations ne sont pas la Révolution, que les combats de mots ne sont pas les combats des armes et cela – Goldman le répète de manière presque obsessive – il le sait parce qu'il est juif.

Mon père vint déposer. Je serrai les dents, violemment, pour qu'aucune larme ne coule de mes yeux. Il s'exprima, face à ce tribunal, avec un très fort accent yiddish que je ne lui connaissais pas, qu'il n'avait pas en temps ordinaire. C'était un signe. Il parla. Dit qu'à l'époque où j'étais né ce n'était pas le moment d'avoir des enfants. Cette phrase, il me l'adressa avec un sanglot dans la voix.

Je lui dis, en yiddish, d'arrêter, de partir. Je fus brusquement envahi d'une haine totale contre les jurés, d'une haine qui frôlait le racisme. Je savais qu'ils ne pouvaient pas comprendre… (p. 257)

Le verdict ayant été prononcé, il constate que "c'était vraiment la fin d'une époque, son baisser de rideau symbolique" (p. 266). Alors qu'à 17 ans, il pense que l'amour n'a d'autre sens que de masquer, embellir, travestir et adoucir la présence et l'inéluctabilité de la mort, une lâcheté, qu'il est un ersatz d'éternité, misérable" (p. 40). Il écrit pour conclure : "Au terme de ce récit, je devrais me tuer, expier ainsi cette révélation où j'ai dû m'écrire afin de sauver ma vie d'une accusation fausse et infamante. Je ne le fais pas : mon désir de liberté est principalement inspiré par l'amour d'une femme. Elle m'a ramené dans la vie. Je veux l'y rejoindre. Sinon, le calvaire de l'innocence perpétuelle et recluse m'eut parfaitement convenu" (p. 279-80). Il y a là me semble-t-il, exprimée avec la même exacte mesure, l'étendue du goût de vivre qui lui reste (qui nous reste) – un espace fragile ménagé dans le besoin de s'abolir. A cette fragilité se reconnaît la force d'âme.


1. Pierre Goldman, Souvenirs obscurs d'un Juif polonais né en France, Seuil, 1975.

2. J'avoue également que la clameur qui avait marqué la solidarité des gens de mai avec Daniel Cohn-Bendit – " Nous sommes tous des Juifs allemands" – et qui aurait pu (ou dû) m'émouvoir, ne me toucha nullement. Je pensais au contraire, avec irritation : les cons, ça aussi ils veulent l'être" (p.71).

3. "La Justice poursuit son rêve : réaliser l'unité du savoir et du jugement.. Lien totalement dépourvu de pouvoir, en réalité, puisque aussi bien le fait que le jugement côtoie une prétendue connaissance n'annule ni efface la nature morale (arbitraire) de l'acte de juger, qui, d'être reliée à un domaine où il est question de raison et de vérité, n'en est pas moins l'accomplissement d'une sentence judicative, et non cognitive" (p.271).

4. "Je fus surtout motivé par la critique des témoignages visuels. Non seulement parce qu'ils étaient la pièce centrale du dispositif de l'accusation, mais aussi parce qu'ils mettaient en jeu l'essence du regard, de la perception : ces hommes, ces femmes avaient, prétendaient-ils, dévisagé l'assassin. Ils affirmaient que j'étais cet assassin. Moi, je savais que j'étais innocent, je savais leur erreur, je savais l'incapacité de leur regard, de leur mémoire" (p.131).

5. Notons que dans le système américain, aucun magistrat ne siège avec les jurés, et les décisions doivent être prises à l'unanimité – ce qui oblige, en cas de désaccord, à donner des raisons – c'est-à-dire à sortir de l'intimité.

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