Pierre Goldman - Les niveaux de l'innocence
Les temps modernes n°353, décembre 1975
Article de Bernard Chouraqui
Retranscription de Christine Artus
Il fallait que Pierre Goldman aille jusqu'au bout de la déréliction, jusqu'au bout du dégoût de soi et du dégoût du monde pour trouver en lui-même les forces nouvelles et vives de l'affrontement avec la justice humaine, afin de lui retirer le droit et le pouvoir de faire de lui ce captif éternel qu'elle a décidé qu'il serait, lors de son procès en décembre 1974.
Il fallait que Pierre Goldman ait épuisé tous les niveaux de sa culpabilité pour, comme le Rimbaud d'"Une saison en enfer", se retrouver "intact" de son affrontement avec le monde et nous donner enfin ses "Illuminations".
Accusé de différents hold-up qu'il ne nie pas, Pierre Goldman fut aussi accusé d'un double meurtre qu'il "nie absolument". Ceux qui ont eu connaissance du dossier ou assisté au procès de Pierre savent qu'il est innocent. Ceux qui liront son livre paru en octobre, verront de leurs propres yeux la mécanique d'une justice qui ne peut fonctionner qu'à une seule condition mais essentielle : que l'accusé entrant dans son rôle de coupable et de pénitent, entre dans son jeu. C'est précisément cela que refuse Pierre Goldman qui n'étant pas entré dans le jeu est sorti du rôle ; et voici la justice coupable d'une substitution de personne : ce n'est pas Goldman qu'elle a jugé et condamné, c'est un personnage fictif, approximation mythique de Pierre, lequel rend possible que Pierre soit chargé des meurtres non commis… Mais si c'est un personnage fictif qui a été jugé et condamné, c'est bien Goldman qui est aujourd'hui à Fresnes emprisonné à vie !
Que l'on imagine, et on le fera sans peine après lecture des "Souvenirs obscurs d'un Juif polonais né en France", que l'on imagine ce que signifie la détention pour un garçon de trente et un ans, emprisonné depuis six longues années à Fresnes, que la condamnation à perpétuité confine à tous les désespoirs et confronte – en ce siècle des prisons – à un temps sans espérance et à un espace "à jamais" sans horizon… : que l'on imagine le supplice présent dans ce seul mot : "perpétuité !" , le mot terrible ! Dans un monde où rien ne dure il n'y a que l'Enfer qui puisse revendiquer ainsi l'éternité ! Dans une condamnation telle il y a sans doute une cruauté non dite, plus implacable que dans une condamnation à mort ; la guillotine tue, mais en tuant, elle met fin au supplice : débordée par son excès même, si elle instaure l'Enfer, c'est un Enfer qui ne dure pas ; mais la détention à vie, met l'Enfer dans la durée : elle retire le temps au supplicié et elle le retire au temps, lui ayant pour toujours retiré l'espace ! Désormais, il n'y a plus pour lui de futur, ce nid de l'espérance. Le temps ne lui appartient plus, c'est lui qui appartient au temps ! Le temps se déroute, lieu incolore et mobile que le sujet disqualifié ne peut pas habiter : la prison est un non-lieu créé pour des non-hommes. Sublimes sont les pages du livre dans lesquelles Pierre nous parle du temps, parabole de désolation pour le captif, où celui-ci résume les paradoxes mortels de notre condition.
Dans son livre, Goldman se donne pour tâche sacrée de rétablir la vérité : il entend cette fois prendre la parole, afin de briser devant tous – sacrifice et catharsis ! – cette image de lui-même absolument fausse au nom de laquelle il a été monstrueusement frappé ; disons tout de suite qu'il y parvient superbement.
Goldman refait en "sens inverse" le parcours de ses juges : ceux-ci allaient de l'image à lui, lui va de lui à l'image. L'enquête pénale et le procès qui consiste à déduire un homme de ses actes (ou de ce qui est supposé avoir été ses actes), la "psychologie" même qui réduit un homme à tel ou tel de ses "états" de conscience, ces sphères insoupçonnables de la moralité bourgeoise, qui sont aussi celles du Mensonge, ne rendent pas compte de Goldman : il s'évade de son image en se situant "par-delà" celle-ci ; du coup c'est la justice qui est coupable, non lui ! de l'avoir identifié arbitrairement à ce qui n'est pas lui et de l'avoir condamné sur ce qui n'est pas lui. Il sort du piège en le refermant sur ses adversaires. Si le tribunal l'a condamné sur une image, il fera le procès des juges et des jurés en démontant l'idéologie qui les mena à l'immoler à une image !… C'est que briser l'image, miroir maudit où pas plus que l'enfant hier, l'homme Goldman ne peut regarder son visage, c'est le problème originel de ce Juif né sous l'occupation allemande et qui cherche depuis toujours à délivrer son identité du terrible regard antisémite. La vie entière de Goldman est une lutte contre l'image, laquelle transformant partout la vie en mort fait se rejoindre la détention et la vie en introduisant dans la vie les dimensions carcérales du racisme et de la haine. L'incarcération concrétisa d'abord la relation symbolique entre Goldman et son "image" : c'est ainsi que Pierre a recherché la destruction de son image à la fois dans la praxis révolutionnaire (en Amérique du Sud) et dans la haute délinquance : c'est que l'image, Veau d'Or qu'il refuse et qu'il assume, le confronte obsessionnellement à la mort, et que celle-ci regardée en face fonde la double instance du pur et de l'impur, du sublime et de l'abject : faisceaux de lumière diurne, convergeant sur l'identité "impossible" de Goldman. Un tel homme pour vivre a "besoin d'adorer", et qu'y a-t-il d'adorable dans nos sociétés qui depuis les années de guerre (et depuis bien avant aussi!) sont, à des températures diverses, selon les circonstances, concentrationnaires ? Est-il possible aujourd'hui de prendre au sérieux l'imposture partout triomphante qui irrigue, sang mortel, toutes les artères de l'univers métaphysique et social : si un Goldman – ce doux -, passe à la violence, s'il entre en guerre physique avec l'Occident antisémite et pétri de toutes les iniquités sociales, c'est qu'il aperçoit dans la violence, non pas une réponse, mais comme une instance ultime, comme un niveau de contestation existentielle, comme un refus rigoureux de ce qui, en effet, est à refuser. Si la violence attire et repousse le rescapé des noires années, c'est que tout en étant le sacrilège infini, elle est une instance vierge d'options inhumaines, à l'heure où toutes les instances ont opté et optent pour l'inhumain. Si l'image antisémite est un veau d'or, alors la violence est l'acte sacerdotal de refuser le veau d'or et de s'essayer passionnément à le briser : où prendre appui dans un monde qui incarne le fantasme implacable de l'iniquité ? Où, pour parler comme Kierkegaard, trouver du "possible", pour respirer spirituellement, lorsqu'un regard éveillé et lucide aperçoit partout, inscrit dans le social, la limite, le mensonge, l'inquisition, la mort rabrouant la vie ? – Où ? – Chez nos juges bourgeois ? – Oh ! dernière hypocrisie : "Et toi, juge rouge, si tu voulais dire à haute voix tout ce que tu as déjà accompli en pensées : chacun s'écrierait : "Otez cette immondice et ce serpent venimeux !" (Nietzsche, "Ainsi parlait Zarathoustra") Non ! Il n'y a pas de justice dans notre justice, et nos juges sont la plus implacable négation – la vivante négation ! – de toute justice. Si nous prenions à la lettre la moralité qu'ils défendent, "nous ne pourrions, nous ne devrions" être que meurtriers – notre justice théorise et institutionnalise l'impossibilité de l'amour, et là est le péché contre l'esprit, qui selon le Christ ne saurait seul être pardonné. Dostoïevski dans sa quête d'un critère introuvé, d'action (et d'existence juste !), a rencontré et vécu, le conflit de Pierre Goldman : Dostoïevski se mesura à la double énigme de la liberté et du mal, qui fut en même temps pour lui celle de la sainteté et du crime, double énigme qui pour lui comme pour Goldman renvoie à la transcendance ; mais la transcendance, insaisissable, est présente dans les développements "romanesques" de Dostoïevski, c'est dans les aventures "vécues" de Goldman qu'elle est présente : l'homme Dostoïevski se projette en Raskolnikov, l'assassin "imaginé" de l'usurière, dans la mesure exacte où il est si "incapable de tuer" lui-même qu'il envisage le meurtre à partir de son incapacité à concevoir (et à accepter !) que l'homme soit mortel. Dostoïevski voulait mettre la vie hors la mort, et pour cela il voulait mettre le meurtre lui-même hors la vie. Une "même incapacité fondamentale à consentir à la mort, et à tuer", obéissant aux mêmes secrètes motivations est à la souche du périple désespéré de Pierre Goldman. Comme Dostoïevski, Goldman n'a commis qu'un seul crime qui l'a mené à réaliser les plus effrayantes tangences –(tangences seulement !) à l'univers fantasmatique du meurtre : le seul "crime" que reconnaît le Juif Goldman, le seul qu'il se reproche avec une rigueur que n'approche pas la plus grande cruauté de ses juges, c'est de n'avoir pas découvert, les ayant cherchées jusqu'à l'Absurbe, les confirmations illuminantes justifiant sa quête d'une justice absolue : ce crime-là "commence par l'impossibilité de tuer", étant d'abord mise-hors-la-loi de la mort. C'est cette "culpabilité" métaphysique – elle seule ! – que Goldman a introduite, jusqu'au vertige, dans l'action ; c'est elle qui l'a mené sur les chemins, symétriques à l'altitude où il les emprunte, de la révolution et de la délinquance – ces deux impossibles : car l'humanité se contente d'un monde sans équité, et car, si inique soit l'humanité, son mystère envoie à la liberté et non au péché : lé révolution est impossible dans le monde d'Auschwitz, mais l'énigme reste posée : "il n'existe nulle part de la délinquance absolue". La justice bourgeoisie est mensonge car elle croit en l'existence de délinquants absolus, et c'est en elle, par elle, par les voies invisibles de son positivisme, idéologie voilée, qu'elle exprime le refus à la fois de toute révolution et de toute équité !
Pierre sera bouleversé au procès par l'avocat général Langlois : Langlois sentit en effet avec une intuition dont Goldman dira qu'elle fut géniale la signification même de sa révolte. Il a perçu cette énigme : Goldman "quoi qu'il ait fait", est "par-delà" ses actes, ceux-ci s'en trouvent, paradoxe ! "quels qu'ils aient été", comme sanctifiés… Mais voici qu'en même temps qu'il percevait un Goldman capable de meurtre par excès d'exigence, l'avocat général Langlois en "induit que parce qu'il" est ainsi capable de meurtre, Goldman est "coupable". Voici que Langlois après avoir subi le vertige de sa clairvoyance, en a perdu les révélations : au lieu d'induire que le drame de Goldman était d'être "en dehors" de la sphère du meurtre "réel", car, précisément, il s'était élevé jusqu'à être "capable" de meurtre sans trahir son exigence, il a induit que sa "qualité spirituelle démontre" la culpabilité de Goldman. Il a succombé ici à la logique professionnelle, et Goldman a raison de répliquer : "Je suis innocent parce que je suis innocent". C'est qu'un homme, innocent ou coupable est "par-delà" ses actes, et dans le cas de Goldman qui est innocent, il l'est deux fois plutôt qu'une !… Ayant ainsi fait servir contre Pierre l'intuition étonnante qu'il avait eu de son intégrité, l'avocat général Langlois a tracé de Pierre un portrait qui rejoignait directement celui qu'en avaient tracé tous ceux qui n'avaient rien perçu ni compris en l'accusé, et à ce titre – oh ! sainte aisance des médiocres ! – en avaient induit sa culpabilité.
Pierre a parcouru tous les niveaux de l'innocence ; il dira lui, qu'il a parcouru tous les niveaux de la culpabilité. Par une extrême noblesse, il ne voulut entrer en lutte morale (et politique !) avec la "justice" qu'après s'être placé d'abord sur le terrain de ses valeurs afin de les avoir vécues avant de les réfuter.
Il voulut connaître d'abord la véracité de ses ennemis afin d'acquérir le droit d'en démasquer l'imposture : cette longue expérience, cette longue enquête, cette longue culpabilisation déculpabilisante, cette quête de soi et cette quête du monde ont retrempé ses forces, rendu son désir de vivre à ce garçon suicidaire à vingt ans par excès de soir, délinquant ensuite par "excès d'exigence". Il démontre son innocence par l'absurde, c'est-à-dire par l'évidence. Son livre est l'acte d'un homme qui, après avoir longuement mûri – et dans quelles conditions ! – le sens d'un désespoir et la portée d'une révolte, redécouvre la valeur de l'action. Il se retourne et fait face à la meute : advienne que pourra, lui, il veut sortir de prison ! Il veut sortir de cette cage (Louis XI pas mort !) où la "justice" l'a jeté.
Son livre, osons le dire – comme aussi son procès pour ceux qui eurent le privilège d'y assister -, font éclater la justice des juges par l'exigence "d'une autre justice". Livre et procès renvoient à la "justice" une image grinçante d'elle-même dans laquelle la vieille Dame indignée feindra de ne point se reconnaître car elle s'y reconnaît trop bien. La "justice" vit sur la tricherie humaine fondamentale par laquelle la force s'érigeant elle-même en Droit, les privilèges se donnent pour des vérités – ces "vérités" font alors des coupables pour préserver les privilèges !
S'il la réfutait par le bas, si Goldman était objectivement un homme vivant sur sa moralité, fût-ce pour la combattre, la dame aurait beau jeu : "Voyez, dirait-elle, cet homme est plus cruel que moi, il est plus sauvage et plus sanguinaire !". C'est ce qu'elle dit lorsqu'un pauvre hère, poussé à bout par une misère secrète et indicible comme toute misère, lui tombe entre les mains : celui-là est jeté dans le trou noir pour l'éternité, et nul n'en entend plus parler. S'il s'insurge, s'il s'appelle Buffet et tente une folie pour échapper au désespoir infini, la guillotine est là, discrète, silencieuse et sûre, pour aider la dame à préserver sa "dignité"…
Mais Pierre n'est pas un pauvre hère : il est un révolté pour la Justice ; il ne réside pas dans le champ moral qui est celui de la dame… : là est le véritable "malentendu", qui fut évident au procès, et qui devient aveuglant après lecture du livre : la justice bourgeoise "immole quiconque tombe entre ses mains à l'image viciée qu'elle a et impose de l'homme". C'est une sensibilité frémissante de cette évidence qui parcourt de sombres éclairs – ceux de la révolte, non point ceux de la vengeance ! – le livre de Pierre. C'est cette sensibilité "vivante" désignant la sensibilité morte de ses accusateurs et de ses juges qui est, par-delà la démonstration rigoureuse de son innocence pénale, l'ultime argument pour crier son innocence, métaphysique cette fois. La démonstration est ainsi parfaite car, sans cesser d'être logique, elle est essentiellement passion : d'une part, Pierre n'a pas tué, d'autre part, et c'est ici qu'il éclaire la notion même de crime d'une lumière qu'il faut bien dire merveilleuse : l'homme n'a pas le droit de juger l'homme.
Demandons-nous avec profit, car cette question couvre peut-être tout le champ de l'Histoire, à partir de quel instant, dans le déroulement d'un procès, ceux qui disposent apparemment du pouvoir – les juges. – brusquement s'en trouvent comme dépouillés. Demandons-nous à partir de quel moment, se produit sur la terre, une de ses "énigmatiques" ruptures avec le monde des Juges qui est, hélas, et partout encore le seul monde que nous soyons capables – la plupart d'entre nous – de susciter et de reconnaître. Demandons-nous à partir de quel moment, au couple archaïque et exécrable du maître et de l'esclave, du bourreau et de la victime, du juge et du jugé, se substitue un autre couple, qui illumine peut-être le monde "invisible" qui seul serait celui de l'homme, je veux dire le couple, en opposition dialectique définitive, du juste et du juge : quant un tel couple surgit, quand la justice des hommes se brise sur un homme qui la dépasse par intégrité, une "autre" justice que nul ne peut nommer surgit alors. Justice que nul ne peut nommer, et qui n'existe qu'en acte ! Cette Justice qui ne juge pas, qui réfute par son "non-jugement" la justice même des juges, cette Justice qui a de son côté le brin d'herbe et les cris de l'enfant abandonné à la nuit de nos mensonges, cette Justice qui, peut-être, est non qualifiable car elle est co-existensive au réel lui-même, mieux même : car elle est le réel lui-même, dans sa structure surnaturelle et a-logique, cette Justice présente partout sur la Terre, dans l'absence même à quoi les juges la condamnent, en la proclamant impossible, cette justice seule, patrie de l'homme "vivant", est du côté de Pierre Goldman.
Voici alors qu'à la profondeur ou s'accomplissent nos destinées, par-delà tout jugement moral, l'existentialité du monde déroule ses sublimes évidences. Voici, ô juges, que tandis que vous jugiez, implacables, se déroulait un "autre" procès, procès que la réalité vivante fait aux juges par le seul fait qu'elle vit… Procès que la "vie" en chaque homme, fait à la mort sacralisée et "apparemment" toute-puissante partout. Voici que le livre de Pierre est le procès même des juges – un anti-procès donc, qui en apparence ne prend appui que sur la nuit de la détention, et qui en fait a pour lui la totalité du champ du réel, car il a pour lui, ô énigme ! le moindre brin d'herbe et les cris de l'enfant tourmenté…
Le Talmud dit que lorsqu'un homme a épuisé le champ d'une épreuve, Dieu ne permet pas que celle-ci se prolonge. L'épreuve cesse alors car elle deviendrait, se prolongeant, aberrante et épuiserait sa signification.
Quelles que soient alors les évidences selon le monde, "quelque chose" se produit dans les profondeurs de l'être, et le plus misérable est délivré : s'il est un malade, il "guérit", s'il est un exilé, il "rentre chez lui", s'il cherche Dieu, il trouve Dieu… : si enfin, tel Pierre Goldman il "veut" sortir de prison, il sort de prison.
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