Amiens. Pierre Goldman : une affaire et un personnage, dont le procès aura fait naître beaucoup de passions. Que l'on s'en félicite ou que l'on s'en indigne, que Pierre Goldman lui-même le veuille ou non, la nature et les éléments du débat engagé depuis un an et demi paraissent assez extraordinaires, si tant est que la moindre affaire criminelle puisse ne pas l'être.
La présence de quatre cars de la gendarmerie mobile dans la cour du Palais de justice, de nombreux policiers en civil qui contrôlent l'accès à la salle d'audience, des étudiants en droit - non grévistes - dont les services ont été requis pour placer le public, le président de la cour tenant à s'assurer lui-même de l'installation de quelque soixante journalistes : tout cela révélait lundi 26 avril, à Amiens, l'importance donnée au nouveau procès Goldman, renvoyé devant la cour d'assises de la Somme après que la cour de cassation eut annulé, le 29 novembre dernier, pour un vice de procédure, l'arrêt rendu un an plus tôt par la cour d'assises de Paris. Le 14 décembre 1974, Pierre Goldman avait été condamné à la réclusion criminelle à vie pour trois agressions à main armée - qu'il avait reconnues - et deux meurtres - dont il se déclare innocent - commis dans une pharmacie parisienne, boulevard Richard-Lenoir, le 19 décembre 1969.
Ce qui distingue cette affaire tient essentiellement à la vigueur et à l'ampleur du rejet d'une décision de justice. Il faut encore croire le doute qui pesait sur celle-ci a - en fait et non en droit - rendu possible la nouvelle comparution de Pierre Goldman. Les premières accusations portées contre lui, et qui ont emporté la décision du jury de Paris, n'ont jamais semble vraiment incontestables, même si elles étaient accablantes. Ni les témoignages, ni les éléments de preuve, ni même les précisions n'ont pu convaincre totalement de la culpabilité de Pierre Goldman. Le seul fait qu'il soit à nouveau jugé aujourd'hui signifie que ce doute lui a malgré tout profité. En cinq jours d'audience, il appartient à l'accusé comme à ses défenseurs, Me Georges Kiejman, Emile Pollak et Jean Lesselin de convaincre à leur tour les jurés de la Somme qu'il doit en être ainsi de manière définitive.
Le processus de "révision" du procès de Pierre Goldman a commencé par une clameur, celle qui a accueilli le verdict rendu dans la nuit du 13 au 14 décembre 1974. Cette manifestation de surprise et de colère devant la gravité relative de la peine, est le signal de toute une campagne de soutien en faveur du condamné. Un comité de défense devait être immédiatement créé, des réunions d'information ont été organisées. Condamnant les incidents "absolument intolérables" qui avaient marqué la conclusion d'un procès, M. Jean Lecanuet, ministre de la justice, annonçait lors de l'ouverture d'une information contre X. pour outrages à magistrats.
Un témoignage déchiré
Cependant Pierre Goldman se déclarant indisposé par "le tumulte fait autour de son nom" mettait un frein à certaines manifestations tandis que ses conseils introduisaient une demande d'accusation de faux contre le procès-verbal des audiences dans lequel ils dénonçaient des anomalies. La demande devait être refusée au mois de juillet 1975. Mais finalement, en novembre et au prix d'un net revirement de jurisprudence, la chambre criminelle de la Cour de cassation décidait d'annuler l'arrêt condamnant Pierre Goldman, au motif que le procès-verbal n'avait pas été daté selon les prescriptions de la loi. En fait, les magistrats de la Cour suprême n'avaient peut-être pas évité de considérer le fond de l'affaire.
Entre-temps, Pierre Goldman, qui avait déjà manifesté son intention de maîtriser les moyens de sa défense venait de publier en octobre les "Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France" (1). De sa prison, il se "résignait" à écrire afin "d'assurer personnellement la lutte pour son acquittement".
Ce livre devait être cité à de multiples reprises au cours de la première journée du procès d'Amiens. Comme les divers événements qui ont suivi sa première comparution, ce témoignage "déchiré", aussi nécessairement partisan que lucide, pèsera sans doute sur l'ensemble des débats à venir. Ainsi que l'a demandé M. Jacques Basse, substitut général, ce document est à présent versé au dossier. Il en est le seul élément nouveau, car il s'agit bien de refaire le procès et sur les mêmes bases. C'est-à-dire que l'acte d'accusation n'a pas changé depuis le mois de décembre 1974.
Après de longs incidents de procédure, la majeure partie de la première audience a été consacrée à la personnalité de l'accusé. Pierre Goldman, pour la deuxième fois, a dû répondre des mêmes appréciations portées sur lui. Elles sont sans nuances quand l'arrêt de renvoi de la chambre d'accusation les résume seulement de cette manière : "Il est considéré par ses proches et ses camarades comme très intelligent, mais exalté, contestataire et violent, replié sur lui-même et en révolte permanente avec la société et la famille". Il est précisé plus loin que les médecins psychiatres "ont constaté qu'il avait une personnalité fragile connaissant des périodes subnormales séparées par des actes paroxystiques. En raison de sa fragilité, il peut être dangereux dans une certaine mesure".
Aujourd'hui, l'avis de ces mêmes psychiatres - qui l'ont longuement examiné - paraît singulièrement différent lorsqu'ils viennent déposer à la barre des témoins. Cette différence s'explique vraisemblablement dans une large mesure parce qu'ils l'ont revu récemment et ont pu ainsi constater une "évolution considérable" depuis le moment de son arrestation, il y a six ans. Commentant ou interprétant l'avis ds experts à cette époque, le représentant du ministère public laisse maintenant entendre qu'il serait l'une des grandes lignes de l'argumentation que soutiendra l'accusation au cours des prochaines audiences. Il a souligné le trouble presque pathologique dans lequel vivait Pierre Goldman au moment du double meurtre du boulevard Richard-Lenoir. Me Kiejman a déclaré que M. Basse entendait peut-être démontrer "à tort", et au prix d'une légère atténuation de responsabilité, que Pierre Goldman, dans un "état pré-psychotique", aurait pu perdre le contrôle de lui-même qu'on lui a toujours reconnu et accomplit alors un geste inexplicable. L'avocat a vivement dénoncé ce moyen de suggérer et de couloir confirmer que l'accusé était bien l'auteur du double meurtre du boulevard Richard-Lenoir. Si le docteur Yves Roumajon a estimé que les hold-up reconnus par Pierre Goldman étaient des "équivalents suicidaires" de la part d'un homme qui avait "décidé de rater sa vie", il paraissait plutôt se ranger à l'opinion du docteur Claudine Boitelle qui a tenu à déclarer : "A travers les multiples entretiens que j'ai eus avec Pierre Goldman, je n'ai jamais décelé de dispositions agressives telles que celles qui ont été constatées dans la pharmacie du boulevard Richard-Lenoir".
"Je suis né et mort le 22 juin 1944"
Le regard noir et vif, le visage anguleux et sévère, Pierre Goldman s'est présenté tel qu'à son premier procès, dissimulant mal la tension et l'émotion qui l'animent par une attitude parfois nonchalante et pleine d'assurance. Cet homme "d'une intelligence brillante et exceptionnelle", selon le docteur Roumajon, qui a obtenu pendant sa détention une maîtrise d'espagnol, une licence de philosophie, et prépare en cette matière une thèse de doctorat, fait à tout moment preuve d'une grande rigueur dans ses propos. Avec beaucoup de clarté, il tente d'expliquer le cheminement de ses expériences déçues, son enfance abandonnée et blessée. Ce fils d'un couple de résistants déclare : "Je suis né en mort le 22 juin 1944".
Toujours avec réserve et avec pudeur - souvent excessives lorsqu'il s'agit de faire comprendre son comportement à des jurés, - il décrit son errance de désolation en désespoir, sa recherche d'absolu dans un militantisme politique, qui devait le conduire à la clandestinité, de l'Union des étudiants communistes à la guérilla urbaine au Venezuela. Autant d'échecs dont il ne paraît pas responsable, ou qui ne sont pas tous de son fait.
Lorsqu'on lui demande d'expliquer sa situation à la veille des faits dont il est accusé, cet homme exigeant et déroutant, qui refuse catégoriquement certains témoignages trop "personnels" ou l'évocation de quelques aspects de sa vie privée, ne veut en aucun cas livrer certains noms : des points qui pourtant pourraient manifestement servir sa défense s'ils étaient exprimés.
Mais il se livre parfois, quand par exemple il reconnaît qu'il est devenu "sans aucun doute un gangster". Et il ajoute : "Je me sentais dans une espèce de néant politique. J'avais besoin d'argent et, désespéré, je me suis lancé dans le vol à main armée". Il ajoute encore cependant, fidèle à lui-même : "Mais je n'aime pas expliquer cela. De toute façon, il ne s'agit que d'hypothèses "
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