Amiens. Le procès de Pierre Goldman s'enlise, bien que la cour d'assises de la Somme siège en moyenne huit ou neuf heures par jour. De l'aveu même du président, M. Tabardel, qui paraît de plus en plus submergé par le volume de cette affaire, le verdict ne pourra vraisemblablement pas être rendu avant le 1er mai, comme cela avait été initialement et raisonnablement prévu.
Le seul fait qu'un procès se prolonge aussi démesurément suffirait à laisser croire que l'accusation manque d'arguments déterminants et de la vigueur nécessaire à la dynamique du procès. De plus, l'animation des débats paraît chaque jour davantage échapper au président, qui en a officiellement la charge, et l'accusation pourrait - pratiquement - combler cette carence. Mais les interventions du ministère public manquent apparemment de conviction et sont relativement rares. Seuls les jurés - qui de plus en plus dirigent eux-mêmes leur information en posant directement de multiples questions - et la défense - qui impose le rythme de ses objections - paraissent dominer leur sujet et faire preuve de méthode.
Ce procès repose sur des présomptions concordantes et accablantes, mais les charges semblent en réalité peu consistantes. La procédure, qui a duré au total plus de six ans, paraît n'être fondée que sur les conclusions d'une enquête de police qui n'aura duré, elle, que quarante-huit heures, le temps d'une garde à vue. L'information et l'instruction ont été finalement réduites à leur plus simple expression, puisqu'il n'y a pas même eu de reconstitution du double meurtre du boulevard Richard-Lenoir, à Paris dont Pierre Goldman est accusé.
Il n'y a pas de preuve matérielle à opposer à l'accusé qui clame son innocence. L'arme du crime n'a pas été retrouvée ; l'accusation ne se fonde que sur une dénonciation et sur le fait que Pierre Goldman a été reconnu a posteriori par la plupart des témoins oculaires. Mais ceux-ci se contredisent ou ont souvent varié et hésité dans leurs déclarations. Tout compte fait, l'accusation ne se conforte que dans des faiblesses de la défense, dans la mesure où l'alibi de Pierre Goldman est fragile et où il reconnaît, d'autre part, avoir commis trois agressions à main armée, dont une autre pharmacie. Les avocats de l'accusé ont continué, mercredi 28 avril, à contester des moyens de l'accusation. toute une partie de la journée a été consacrée à l'examen des conditions de l'identification de Pierre Goldman après son arrestation en avril 1970.
Celui-ci avait été à trois reprises présenté aux différents témoins dans les locaux de la brigade criminelle, et, comme à l'habitude dans une opération de reconnaissance, le suspect avait été mêlé à un groupe de cinq autres personnes choisies parme les policiers du service. A travers une glace sans tain, les témoins devaient désigner Pierre Goldman parmi les "figurants". Ceux-ci doivent être désignés autant que possible en raison de leur parenté physique avec le suspect et leur habillement doit être relativement semblable à celui de ce dernier. Quinze policiers qui avaient prêté leur concours à ces opérations ont comparu devant la cour : leur manque de ressemblance avec l'accusé était assez évident. L'un d'entre eux a précisé que les précautions prises se limitaient généralement à ce que les policiers requis se contentaient souvent de garder leur cravate ou de l'enlever et mettre ou non un pardessus, selon l'habillement de la personne que l'on cherche à identifier.
Un "incident technique"
Il est apparu d'autre part qu'il était difficile d'éviter que le visage très typé de Pierre Goldman ne le distingue et ne retienne l'attention des témoins. Pierre Goldman affirme qu'il n'avait pas pu se raser : de plus, son accoutrement semblait devoir le faire remarquer trop aisément. Pour souligner cette différence, les avocats de la défense ont produit devant les jurés une photographie (grandeur nature) de l'accusé au moment de son arrestation. Me Kiejman a montré sur ce document si significatif qu'il devait être difficile de trouver quelqu'un ayant une silhouette d'apparence aussi "suspecte".
Pierre Goldman portait notamment une veste et une chemise très fripées et un vieux pantalon qui s'arrêtait nettement au-dessus des chevilles. Selon l'avocat, cette démonstration atténuait immanquablement la valeur probante de l'opération de reconnaissance. Enfin, sur ce point, il est regrettable que les enquêteurs n'aient pu produire eux-mêmes les photographies prises lors de l'expérience. Ils ont expliqué que les pellicules avaient été détériorées à cause d'un "incident technique". Ce seul fait ne pouvait manquer de jeter un doute supplémentaire sur la qualité de cet élément de l'accusation.
Longuement interrogé sur la dénonciation qui a permis d'identifier Pierre Goldman, M. Roger Leberre, ancien inspecteur divisionnaire, a refusé, comme l'ont toujours fait dans cette affaire les policiers et l'accusé lui-même, de révéler le nom de l'accusateur. Le commissaire Jobard l'avait signifié la veille, se retranchant derrière le secret professionnel et la nécessité de protéger l'existence de certains "informateurs" de la police. Irrité par ce refus réitéré, l'un des jurés devait s'exclamer alors, à l'intention de l'inspecteur : "Nous, nous essayons de nous mettre à votre place, mais tâchez donc, vous, de vous mettre également à la nôtre "
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