Amiens. "Je me contenterai de la peine de réclusion criminelle à perpétuité", a déclaré, ce mardi 4 mai, à 12 h 45, M. Jacques Basse, substitut général, au terme d'un réquisitoire qui a duré près de deux heures et demie devant la cour d'assises de la Somme. M. Basse a ainsi demandé la confirmation de la condamnation prononcée contre Pierre Goldman par la cour d'assises de Paris, le 14 décembre 1974.
Dans son argumentation, le représentant du ministère public a repris la thèse de la perte de sang-froid pour expliquer la culpabilité de Pierre Goldman dans le double meurtre des pharmaciennes du boulevard Richard-Lenoir, thèse qui avait été celle de M. Lucien Langlois, avocat général, lors du premier procès.
Ainsi, seize mois après l'arrêt de la cour d'assises de Paris condamnant Pierre Goldman à la réclusion criminelle à perpétuité - décision que la Cour de cassation a annulée pour vice de forme -, les neuf jurés et les trois magistrats qui composent la cour d'assises de la Somme devaient rendre un nouveau verdict dans la soirée de mardi. Ils allaient se déterminer au terme de sept journées de débats, soit près du double de temps que s'était accordé la cour de Paris (1). Alors que les principaux doutes, portant à la fois sur les arguments de l'accusation et sur ceux de la défense, n'ont pu être réellement levés - bien qu'ils aient été mieux définis - ce procès a continué sans que les péripéties des dernières audiences en aient suspendu ni même modifié le cours.
Les révélations tardives de [Monsieur X], dénonçant un de ses anciens complices, Bernard Martin, comme l'auteur du crime du boulevard Richard-Lenoir (Le Monde du 4 mai), n'ont pas donné lieu à un supplément d'informations qui aurait nécessité un renvoi du procès. Appelé une nouvelle fois à la barre dans l'après-midi du 3 mai, M. Gustave Jobard, directeur adjoint de la police judiciaire, a fait comprendre que les propos de ce détenu ne pouvaient pratiquement plus être vérifiés.
M. Jobard a, dès l'abord, complété les renseignements fournis quelques heures plus tôt par [Monsieur X], corrigeant quelque peu les premières indications qu'il avait initialement données. Il a déclaré que Bernard Martin faisait l'objet d'une "fiche très importante : au moins trois pages". Il était connu des services de police depuis l'âge de vingt ans, alors qu'il en aurait près de quarante aujourd'hui. "C'est un malfaiteur très dangereux, a-t-il estimé, un spécialiste des agressions à main armée". Cet homme a été mêlé à divers "règlements de comptes" entre bandes rivales du milieu. "Il s'agissait, en quelque sorte, d'une deuxième ou troisième gâchette, selon le vocabulaire des romans policiers", a précisé M. Jobard.
En 1971, Bernard Martin avait été condamné à mort par contumace par la cour d'assises de Paris pour l'assassinat, en 1962, de "deux gardes du corps", lors d'une fusillade entre deux gangs opposés pour une affaire de proxénétisme. [Monsieur X] avait été condamné à dix ans de réclusion criminelle pour complicité, au cours du même procès. Depuis 1962, Martin n'a jamais été retrouvé, a affirmé M. Jobard. "Cet homme a totalement disparu, a-t-il ajouté. Son existence ne nous a plus jamais été signalée. On a dit dans le milieu qu'il avait été exécuté. Il a d'ailleurs été rayé du fichier du banditisme". Ces renseignements ne contredisent pas ceux qu'avait fournis [Monsieur X], mais ce dernier avait affirmé avoir encore rencontré Martin en 1973, au moment où il lui aurait fait avouer le double meurtre des deux pharmaciennes du boulevard Richard-Lenoir. Les indications recueillies par la police laissent à penser que le témoin n'est plus en mesure de prouver ce qu'il avance aujourd'hui.
"Faire parler un mort"
"Si Martin existait encore, dit M. Jobard, il n'est pas douteux que ce genre de personnage n'aurait pas manqué de faire parler de lui en commettant de nouvelles agressions". Puis le policier a déclaré que ces révélations soudaines "ne lui paraissaient pas très sérieuses". Il a signalé que, de l'aveu même de [Monsieur X], le signalement de Martin ne correspond pas à celui du meurtrier du boulevard Richard-Lenoir, et il a conclu : "Il est trop facile de faire accuser quelqu'un dont tout le monde a perdu la trace depuis douze ans. Il me semble que l'on a voulu parler un mort". On peut regretter toutefois que la cour n'ait pas pris le soin de faire comparaître [Monsieur X] en présence de M. Jobard ; on aurait, de cette façon, pu mieux dissiper les doutes que faisait naître le témoignage de [Monsieur X].
Paradoxalement, la défense n'a pas paru accorder une grande importance à ces événements, bien qu'avec des accents de sincérité manifestes [Monsieur X] ait voulu innocenter Pierre Goldman. Celui-ci a même fait preuve d'une grande réserve à l'égard de cette ultime déposition, en mettant notamment [Monsieur X] en garde contre toute attitude qui pourrait nuire à la bonne tenue de ce procès. A ce propos, Me Georges Kiejman a déclaré : "Il ne nous appartient pas de retrouver l'assassin du boulevard Richard-Lenoir. Notre rôle doit se limiter à montrer que l'accusation qui pèse sur Pierre Goldman n'est pas fondée". La défense ne pouvait mieux signifier la confiance qu'elle avait dans la conclusion de ce procès. De cette manière, elle indiquait à la cour que les débats qui avaient eu lieu jusqu'alors montraient suffisamment que l'on ne pouvait reconnaître Pierre Goldman coupable de meurtre.
Au cours de leur plaidoirie, les avocats de la partie civile, Mes Henri-René Garraud et Max Boiteau - représentant M. Gérard Quinet, gardien de la paix, grièvement blessé lors de l'agression du boulevard Richard-Lenoir, - se sont employés à faire la démonstration inverse. Faisant appel au "bon sens" des jurés, Me Garraud a notamment déclaré qu'il fallait "choisir" entre la valeur du témoignage d'un seul homme et celle du témoignage de six personnes qui ont reconnu dans l'accusé l'agresseur du boulevard Richard-Lenoir. "Il s'agit, ni plus ni moins, d'une affaire crapuleuse, a ajouté l'avocat. La présence du commissaire Jobard aujourd'hui le prouvait encore".
Puis, Me Garraud devait conclure en ces termes : "C'est mon intime conviction, c'est Pierre Goldman qui a tiré sur le gardien de la paix Quinet". Auparavant, reconnaissant qu'il s'était laissé emporter, Me Garraud avait préféré retirer une intervention faite quelques heures plus tôt, au cours de laquelle il avait dit : "Pour moi, c'est Pierre Goldman qui a tué M. Trocard". Or, il a toujours été établi que cet homme, lui aussi grièvement blessé lors de la fusillade du boulevard Richard-Lenoir, est mort accidentellement au cours d'une partie de pêche.
Pour sa part, Me Boiteau a voulu souligner que l'alibi de Pierre Goldman ne pouvait être retenu dans la mesure où celui-ci pouvait s'être rendu le soir du 19 décembre 1969 à la fois chez son ami Joël Lautric et boulevard Richard-Lenoir au moment où le double meurtre a été commis. Auparavant, l'avocat avait fait remarquer les similitudes qui, selon lui, existaient entre les différentes agressions : les trois hold-up que Pierre Goldman reconnaît et celle qu'il nie farouchement. Mais, sur ce point, on n'aurait pas été très convaincu en apprenant qu'il y avait, selon l'expression de l'avocat "quelque chose de signé" dans le simple fait qu'à quatre reprises l'agresseur s'était rendu sur les lieux à pied
(1) Le premier procès, à Paris, avait duré cinq jours, mais, contrairement à Amiens, il n'y avait pas eu d'audience le matin.
[Monsieur X : Nom supprimé à la demande de l'intéressé, au nom du droit à l'oubli]
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