Les souffrances d'un homme n'ont de pris nulle part, excepté aux assises. Celui qui est chargé de réclamer le prix de la souffrance s'appelle partie civile.
Quand il se lève dans l'écurante solennité du hallali, ce n'est pas rien. Il parle pour des chairs blessées, des vies brisées. On devrait se taire, s'incliner. On ne le fait presque jamais parce que c'est un avocat qui parle et qu'au lieu de plaider pour la liberté, il plaide pour la prison, au lieu d'appeler la clémence, il réclame la rigueur.
S'est-il trompé de robe au vestiaire ? Il devrait vociférer en rouge et il porte la toge noire des défenseurs. Il devrait dire "Voilà, je représente ici l'agent Quinet, qui a tenté le 19 décembre 1969 de s'opposer au criminel du boulevard Richard Lenoir et qui a été gravement blessé dans l'accomplissement de sa tache. Je vous demande de penser à lui". Et que dit-il ? "Goldman est l'assassin du boulevard Richard Lenoir. Ne vous laissez pas abuser, Messieurs les jurés. Condamnez-le !"
Dans ce rôle, feu Me Floriot, jadis, fut inimitable. Il était au fond un procureur rentré. Me Garrot a moins de réputation et plus de rondeur. Et alors que personne n'entendait jamais Me Floriot parler latin, Me Garrot Jonche sa route d'adages éprouvés : "In globo, urbi et orbi, testis unus, testis nullus (se reporter aux pages roses du dictionnaire). Et quelle affection touchante il a pour les évidences !
Celle-ci : "Je ne sais pas si le procès Goldman sera le procès du siècle pour la bonne raison que le siècle n'est pas fini".
Ou celle-là : "On a dit que Goldman était le garçon le plus intelligent de sa génération, il faudrait voir les autres et comparer".
Attaquant l'accusé, Me Garrot s'en prend d'abord et surtout à son "intelligence", un mot qu'il répétera six fois, bientôt suivi par son confrère Boiteau, lequel émettra cette énormité : "Je ne sais pas si Goldman a lu Machiavel, il en est bien capable".
Accusés de tous les pays, sachez-le donc l'intelligence est une charge qui aggrave les autres. Au fameux "N'avouez jamais", il faudra désormais ajouter : "Soyez cons".
Tout de même, dans le discours garrotique, apparaît épisodiquement "le brave Quinet, le bon Quinet". On n'en saura guère d'avantage : qui est Gérard Quinet ? Quelle est sa vie ? Pourquoi s'est-il embauché dans la police ? Quels sont ses intérêts dans la vie ? Ses distractions, ses rêves ? (Car il a droit aux rêves, l'agent Quinet, comme Goldman)
Me Garrot n'en dira pas plus. Il va et vient dans le prétoire, se confesse. Il a été lui, Garrot le plus jeune dans sa profession, il a toujours adoré son métier, il se considère comme un "travailleur intellectuel", il a bien failli être philosophe, il a écouté Bachelard, lu Freud, il cite Aragon, parle de transfert, de pointillisme, de sémantique même.
"Le vocabulaire est quelque chose d'important, Messieurs, l'expression bien souvent de la personnalité. Et j'ai entendu à cette barre, hélas, des expressions comme mini hold-up, dérapage psychologique, et cela est, Messieurs, fâcheux pour notre langue".
Quand Me Garrot aura fini de discourir, on saura à peu près tout de lui et rien "du bon, du brave Quinet".
Alors que la nuit tombe sur Amiens, l'acquittement de Me Garrot ne semble faire aucun doute.
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