Un entretien inédit réalisé après sa sortie de prison.
Pierre Goldman entretenait avec les médias des rapports réservés, inquiets. Il écrivait souvent dans Libération mais répugnait à se faire interviewer. Lors de la sortie de son second livre, "L'ordinaire mésaventure d'Archibald Rapoport", il n'avait accordé qu'un entretien au quotidien Rouge avant de filer aux Antilles pour ne pas avoir à refuser les sollicitations des journalistes littéraires.
L'entretien qu'on lira ci-dessous est donc un document exceptionnel. D'autant plus qu'il fut réalisé à l'automne 1976, peu après la sortie de prison de Pierre Goldman. Celui-ci n'avait accordé après sa libération qu'une interview à Rouge, par "fidélité politique" et en précisant qu'il n'adhérait pas pour autant aux positions de la Ligue Communiste Révolutionnaire. Régis Debray, qui préparait alors le lancement d'un mensuel (Ça ira), avait réalisé un autre entretien avec Pierre Goldman, sous le titre "Je rentre dans l'ombre". Dans ce long texte resté inédit, puisque le magazine ne devait jamais paraître, Pierre Goldman s'explique sur son procès, sa détention, sa libération, et sur le statut d'écrivain qu'il avait acquis entre les murs d'une cellule.
A vingt ans, tu envisageais de faire de la prison ?
Quand j'ai adhéré aux Jeunesses Communistes à l'âge
de quinze ans, j'ai toujours pensé qu'un jour, peut-être, je serais
emprisonné. Ou tué. Pour des activités politiques. Je considère
en effet la révolution comme une chose sérieuse même s'il
m'arrive de na pas être sérieux dans d'autres domaines. Je ne pensais
pas être emprisonné pour des faits de droit commun. Ceci dit, j'ai
toujours pensé qu'un jour je serais accusé d'un crime terrible
que je n'aurais pas commis. Je l'ai pensé ou je l'ai désiré.
A ce niveau, pensée et désir ne font qu'une seule et même
chose. (
) Je me suis toujours battu pour qu'on ne fasse pas une théorie
politique de mon expérience personnelle. J'ai toujours refusé
d'être mythifié.
As-tu tenté à un moment donné de
justifier politiquement ta délinquance ?
Ma délinquance, il faudrait d'ailleurs l'appeler criminalité
au sens strict du code pénal (j'entends par "crime" une infraction
qui relève des Assises et non pas "meurtre", comme le dit le
sens commun). J'ai pensé et vécu ma criminalité sur un
mode politique dans la mesure où j'ai tenté de résoudre
dans le banditisme des problèmes politiques. Dans la mesure où
il y avait dans mes actes de brigandage quelque chose qui en atténuait
le caractère "droit commun" : j'effectuais mes actions frauduleuses
en compagnie de complices, ou plutôt de coéquipiers noirs.
Etait-ce suffisant ? Est-ce que toute action illégale
commise par un noir est un acte de rébellion ?
Là, il y a deux choses. Je pense effectivement qu'un acte de violence
illégale commis par un colonisé est toujours chargé de
signification politique, quand bien même cette signification est occultée
à son propre auteur. Ça, c'est un point. Le deuxième point,
c'est qu'à l'époque où j'ai commis ces hold-up, j'étais
extrêmement intéressé, inquiété, fasciné
par la problématique politique du mouvement "Black Panthers"
et "Black Power". J'avais été amené à
considérer qu'il n'était pas possible, par la force des choses,
qu'une relation de fraternité authentique puisse s'établir entre
un noir et un blanc. Je pensais que le blanc était toujours enfermé
dans
dans sa blancheur en quelque sorte. Mais je donne à ce mot
un contenu culturel, politique, historique. J'ai eu cette idée que, finalement,
le seul moyen pour que cette fraternité s'établisse, c'était
de commettre une action criminelle en compagnie d'un noir. Il y avait dans le
mouvement "Black Panthers" tout un débat sur le lumpen comme
élément de rébellion politique. Evidemment en France, c'était
tout à fait abstrait et absurde. Disons que je me suis donné le
plaisir douloureux d'avoir des relations privilégiées avec des
noirs dans le cadre d'une action violente, c'est-dire un vol à
main armée et qu'il m'a semblé que j'avais été dans
ce domaine, au bout de quelque chose d'important, même si je me trompais.
(
).
Tu étais là, à Fresnes, quand Buffet
et Bontemps ont été exécutés ?
Oui, j'étais là. Et je me souviens toujours de ce mardi 28 novembre.
On l'a su au réveil. Il y avait une espèce de silence naturel
qui régnait sur la prison. Bien que Buffet et Bontemps aient été
exécutés à la Santé. Mais Buffet, je l'ai connu
à Fresnes. Quand j'y suis arrivé, il était à quatre
ou cinq cellules de moi.
Il savait ce qui l'attendait ?
Je crois que personne ne peut dire que Buffet savait qu'il serait exécuté
et je crois surtout que personne ne peut dire si Buffet désirait ou non
être exécuté. Lui-même ne le savait pas.
Tu es contre la peine de mort ?
Absolument. En matière de droit commun. Je pense par contre que son
application est inévitable dans certaines conditions historiques, en
matière politique, quand la politique est la continuation de la guerre
par d'autres moyens. (
).
Quelle a été ta plus grande douleur en
prison ?
Ma plus grande douleur en prison, je ne peux pas en parler.
Et les petites ?
A part cette douleur, la plus grande a été d'être condamné
à la prison criminelle à perpétuité pour un acte
que je n'avais pas commis. Mais c'est une douleur que je n'ai pas ressentie
sur le champ. Je l'ai comprise un jour après. Mais sur le moment, j'ai
vécu ça sur le mode du plaisir qu'on éprouve à la
tragédie.
Tu y assistais un peu en spectateur ?
En spectateur et en acteur. J'étais inséré dans la
pure tragédie théâtrale de la scène judiciaire qui
est d'éprouver un certain plaisir esthétique ou métaphysique
à des choses en fait insupportables qu'on regarde avec sérénité
comme des embellissements théâtraux ou littéraires.
Entre les deux procès tu as écrit ce livre.
Pourquoi ne pas l'avoir écrit avant le premier procès ?
Je n'ai pas écrit ce livre avant le premier procès parce qu'un
jour je m'étais dit, pratiquement juré, que jamais je n'écrirais.
Et j'ai écrit ce livre, pas du tout pour devenir un "grand écrivain".
J'ai écrit ce livre parce qu'il y a eu un moment très précis
où je me suis dit : c'est fini. Le verdict ne sera pas cassé,
je resterai condamné à la réclusion à vie et je
ferai entre dix-huit et vingt ans de prison. Je ne supportais pas l'idée
de faire ces années de prison et j'ai voulu. J'ai voulu faire reconnaître
mon innocence parce que, pour moi, c'était le problème principal,
qui l'emporterait sur mon désir de liberté, qui l'a toujours emporté
sur mon désir de liberté. J'ai voulu faire du mal à ceux
qui m'avaient, crapuleusement à mon avis, condamné. Je me suis
dit que le seul moyen de leur faire du mal, c'était de reprendre en quelque
sorte, mes armes naturelles d'intellectuel, parce que je suis aussi un intellectuel,
bien que je ne sois pas seulement cela, et que la France, le pays de l'idée
(c'est pas moi qui dit ça), c'est aussi un pays où l'écriture
jouit d'un statut exceptionnel. J'ai pensé que le seul moyen, à
la fois de faire du mal et de me libérer, c'était d'écrire.
Alors j'ai écrit. J'ai écrit ce livre et j'ai été
écrit par ce livre. Il a jailli de moi ; je ne veux pas dire : il a jailli
de moi comme un cri parce que ça, c'est une formule triviale, mais il
y a quand même eu un bouillonnement, il a coulé de moi. (
).
Est-ce que tu penses que la justice a été
indulgente, sévère, ou simplement juste avec toi ?
Dans la mesure où elle m'a acquitté de ce que je n'ai pas fait,
elle a été vraiment juste. Et c'est le seul moment où on
peut dire de la justice qu'elle a été juste. Pour le reste, la
justice, elle est judiciaire, elle n'est ni juste ni injuste. Elle n'a pas été
indulgente pour moi, ça c'est faux. J'ai commis trois hold-up. Le tarif
à Paris, c'est entre huit et douze ans. Il suffit de consulter les statistiques.
Si tu n'avais pas écrit le livre, crois-tu que
tu aurais été absous, à Amiens, du chef d'accusation principal
?
Non. Je crois que si je n'avais pas écrit ce livre, le verdict n'aurait
pas été cassé. Et si par hasard, le verdict avait été
cassé, j'aurais été condamné à nouveau. (
).
Comment expliques-tu ta mise en liberté conditionnelle
?
Là, il y trois choses. D'abord, il y a une loi. Tout condamné
qui n'est pas récidiviste légal peut bénéficier
de la libération conditionnelle à mi-peine. Moi, je n'ai pas été
libéré à mi-peine, c'est faux. J'ai été condamné
à douze ans de réclusion mais j'avais dix ans à faire car
j'avais une réduction de peine de deux ans. J'ai donc fait six ans et
demi sur dix ans. Pourquoi cette réduction de peine ? D'abord pour mes
examens, et ce n'est pas un cadeau. J'ai eu ensuite un autre type de grâce,
une grâce administrative de onze mois quasiment automatique depuis 72.
Tous les ans, chaque prisonnier à droit à trois mois de grâce
s'il fait preuve de bonne conduite : s'il n'est pas allé trop souvent
au mitard. Au mitard, j'y ai été une fois au début parce
que je possédais un poste de radio, et je suis passé je ne sais
combien de fois au prétoire, y compris le jour où je comparaissais
devant la commission de libération conditionnelle, parce qu'on m'avait
accusé d'avoir filé un coup de couteau à un détenu.
En somme, je n'ai eu ni plus ni moins d'histoires qu'un autre détenu
! Et enfin, comme peut-être des centaines de prisonniers, pour bonne conduite
pendant les émeutes de 74. (
).
Et maintenant, qu'est-ce qui va se passer pour toi ?
Comment vas-tu vivre ?
Il va se passer que, bon, j'ai peu d'argent qui me vient de ce livre qui est
aussi un objet mercantile comme tous les livres et que je prépare un
autre livre. Je me suis résigné à l'idée d'être
un écrivain et de vivre de mon travail d'écrivain, ce qui ne veut
pas dire que je vivrai de ma plume, car je ne sais pas si mes livres rapporteront
ou non de l'argent ; l'expression est scandaleuse en soi, mais c'est comme ça
que cela se présente dans ma vie et dans cette société.
Pour l'instant, j'envisage surtout de me retirer en quelque sorte, de me reposer.
(
).
Tu te résignes à n'être qu'un écrivain
?
Non, bien sûr, je ne m'y résoudrai jamais. Je ne suis pas un
écrivain ; à supposer d'ailleurs que je sois un écrivain,
quoi qu'on dise, mais la vérité, c'est que je ne me résoudrai
jamais à n'être que quelque chose de précis. Disons que
je ne me résoudrai jamais à la simplicité et à l'unicité.
Ne pas être ce qu'on est et être ce qu'on
n'est pas, c'est un peu sartrien, non ?
Je ne suis plus sartrien, mais si tous les gens étaient comme je suis,
l'Être et le Néant serait un ouvrage scientifique.
En dehors de la culture, qu'est-ce qu'il y a pour toi,
maintenant ?
Ma vie personnelle mais je n'en parle pas. Y a la politique, y a l'histoire,
y a la révolution, y a la beauté des choses, y a la volupté
de certaines musiques.
Quel âge as-tu ?
Trente deux ans. Dans huit ans, j'aurai quarante ans. En même temps,
on n'est jamais vieux parce qu'on est toujours assez jeune pour mourir.
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