Le 8 avril 1970, Pierre Goldman n'était pas au rendez-vous. Je l'attendais sans vraiment l'attendre. Depuis plusieurs mois, il venait chez moi tous les deux ou trois jours. Nous parlions de tout et de rien, de notre passé commun, d'un événement du jour, d'une promenade à Cuba, des guérillas latino-américaines, des gauchistes de l'après-mai. De loin en loin, Pierre se livrait encore à de brillantes improvisations théoriques, rappels du temps où il passait pour l'un des principaux animateurs de la gauche communiste estudiantine. Souvent, il s'arrêtait au milieu d'une conversation et restait un long moment prostré dans un silence morne.
J'avais appris par bribes, et sans que jamais il en parlât avec précision, qu'il avait commis plusieurs agressions à main armée. Mais, disait-il, il était décidé à y renoncer. Il voulait repartir sans bien savoir où au Venezuela peut-être, ou bien au Liban, rejoindre des guérilleros, des partisans, retrouver une fraternité de combattants authentiques, dont ses anciens camarades français, trotskistes ou maoïstes, n'incarnaient à ses yeux qu'une pitoyable caricature. Mais il en parlait sans y croire, comme s'il avait voulu me convaincre et se convaincre qu'il n'avait été qu'un gangster de circonstance et que, la parenthèse refermée, il redevenait le militant, le révolutionnaire, disponible et intact.
Je n'avais pas besoin d'être convaincu. Je partageais son désarroi et cela m'interdisait tout jugement moral. Je ne pouvais que lui proposer une amitié impuissante à le tirer du désespoir où je le voyais sombrer.
J'appris le lendemain devant le kiosque à journaux, que Pierre Goldman avait été arrêté, la veille à 17 heures, au carrefour de l'Odéon. sa photo s'étalait sur toute la hauteur d'un quotidien du soir, et le titre annonçait la capture de l'assassin des pharmaciennes du boulevard Richard-Lenoir.
Cette arrestation ne me surprit pas. Si, à l'instant même, je sus d'évidence (et probablement bien en peine de dire pourquoi) qu'il n'était pas cet assassin, l'épilogue tragique de ses longs mois d'errance me semblait aller de soi, et j'eus au même moment la conviction que Pierre l'attendait, voire, secrètement, le souhaitait. Au terme de cette décennie de grandes débâcles idéologiques où le public, désormais blasé du spectacle de la violence ne distingue plus guère les frontières de la politique et du fait divers, l'itinéraire d'un Goldman peut passer pour une sorte de préfiguration du terrorisme contemporain.
Beaucoup ne se sont pas privés, lors du premier procès d'assises - et même certains de ses anciens camarades qui, par la suite, ont changé d'avis - de recourir à ce raccourci commode : Goldman, révolutionnaire, dévoyé, braquant le bourgeois faute d'avoir pu participer à un grand soir apocalyptique. Pierre avait senti le danger et, au risque d'en pâtir, résolut de ne pas y donner prise. Au grand dam de sa défense, il lut, à l'ouverture du procès, une déclaration dans laquelle il refusait les "témoignages de moralité". Goldman ne manquait pas alors d'amis honorables et pouvait compter sur quelques témoignages prestigieux. Il les récusa tous. Auteur de trois hold-up, il entendait qu'on le jugeât sans complaisance et ne voulait pas étayer sa proclamation d'innocence, dans le double crime qu'on lui imputait, par autre chose que des faits irréfutables : "Je suis innocent parce que je suis innocent. Et non parce que diverses personnes viendraient souligner tel trait de mon caractère, de mon comportement, etc."
Le jury ne vit qu'une preuve supplémentaire du machiavélisme de l'accusé. Il eût encore moins compris ce que Goldman appelait l'"évidente nature passionnelle, viscérale, de ma vie politique". Tout, pourtant, se jouait là.
Révolté de naissance
Le jeune homme qui débarque, à vingt ans, dans les parages agités d'une Sorbonne qui vient de vivre les grandes heures de la fin de la guerre d'Algérie, est un révolté de naissance, un exclu qui revendique son exclusion comme signe d'appartenance. Ce fils de résistant juif, "révolutionnaire professionnel", ne se consolera jamais d'être né trop tard dans un monde trop vieux, qui ne peut lui offrir d'autre aventure que celle de la réussite sociale. Lycéen surdoué, étudiant brillant, Goldman rate systématiquement toutes les études qu'il feint d'entreprendre. Ses épreuves à lui sont les perpétuels défis qu'il se lance pour n'être jamais ce qu'on attend de lui.
Militant de l'Union des étudiants communistes au moment où celle-ci se rebelle encore contre le paternalisme et le conformisme staliniens du parti, il y fait des ravages éblouissants. Goldman sèche les cours, mais dévore les livres, il écrit, invente. Cependant, on le voit moins dans les débats tumultueux des amphithéâtres que dans les bagarres qui opposent étudiants d'extrême gauche et d'extrême droite.
Fascination de la violence ? Le chef du service d'ordre des étudiants communistes de Sorbonne-Lettres n'est pas précisément un casseur. Certes, il avoue sa "haine" profonde, irréductible, pour toute forme de fascisme, rétro ou néo, mais ce n'est pas l'essentiel. Ecoutez-le : "Il me semble commencer d'échapper à l'abjection, à l'ignominie du pur maniement de concepts qui fait l'essentiel de notre activité : de cette lutte antifasciste dérisoire et substitutive. J'évite un peu des souillures de notre génération, impuissante, castrée, privée d'histoire". Dérisoire et substitutive : ici, rien ne se joue. Cet ersatz d'action, cette comédie de la révolution, ces simulacres d'affrontements dans lesquels s'enlisent les organisations étudiantes, Pierre Goldman les vit dans un dégoût permanent.
L'alcool et la musique accompagnent ses dérives. Fuyant ses amis, il cherche dans les bars antillais de Paris une communion immédiate qu'il sait factice. Périodiquement, il annonce son départ pour un ailleurs dont tout le monde rêve et auquel personne ne croit. Rage d'époque. Une génération entière a nourri son désespoir en se livrant, par procuration, à la violence salvatrice des "damnés de la terre".
Pierre Goldman non. Parti en 1966 pour une folie équipée
qui se termine dans une prison en Louisiane, il récidive l'année
suivante pour Cuba. Nous passâmes quelques semaines ensemble à
la Havane. Il partageait son temps entre la préparation d'opérations
avec de jeunes guadeloupéens et les soirées à écouter
des orchestres locaux.
Insoumis en France, Pierre était heureux de cette illégalité
qui lui assurait, croyait-il, une certitude de ne jamais revenir. Il revient
pourtant. Le groupe de guérilleros vénézuéliens
avec lequel il s'était lié devait, pour retourner au pays, faire
un long détour par l'Europe. Pierre devait les attendre à Paris.
Le hasard a voulu qu'il passe dans une semi-réclusion imposée
par la clandestinité, les événements de mai 1968. Il s'est
expliqué sur le peu de sympathie qu'il éprouva alors pour l'insurrection
étudiante. Il ne se hasarda qu'une fois, au milieu de la nuit, à
visiter la Sorbonne occupée. Cela n'empêcha pas, par la suite,
la police, et aujourd'hui encore divers commentateurs, de faire de Goldman l'une
des éminences grises du mouvement du mal. Nous parlâmes longuement
cette nuit-là : dialogue de sourds. Goldman était déjà
au Venezuela, dans un combat réel, qu'il refusait d'identifier à
la prise de pouvoir par l'imagination.
Quand il revient, quatorze mois plus tard, il renonça bien vite à donner le change. Lui et son groupe avaient échoué. Mais l'échec politique n'était encore rien. Il me fallut du temps pour comprendre que Pierre ne se pardonnait pas d'être encore vivant, et, à vingt-six ans, d'être au terme d'une histoire qui n'avait pas eu lieu.
On connaît la suite, les hold-up, la prison, les procès, deux livres. On connaît aussi la fin. C'est à chaque minute que Pierre a transformé sa vie en un destin identifié à l'errance millénaire du peuple juif, qui ne peut se comprendre ni dans une religion ("né juif et athée") ni dans un pays ("trop juif pour m'enraciner"). Relisez aujourd'hui ses livres et ses articles. S'ils sont, comme on dit, d'un grand écrivain, ce n'est pas l'effet d'un talent révélé par un long séjour carcéral. Le mot, la phrase, y ont le poids, la force, l'éclat de l'essentiel. Il n'a pas seulement vécu son temps. Il l'a vécu pour tous, pour nous tous, jouant à chaque fois sa vie pour expier l'absurdité.
Quand les adolescents que nous étions rêvaient d'une révolution fraternelle dans le sillage de Che Guevara, il est parti au Venezuela. Quand, militant déçu, il a retrouvé la déchéance honteuse de ses anciens amis, il a résolu d'aller au bout de sa propre déchéance. Quand les reniements de la décennie sont devenus autant de principes de mode et de littérature, il a choisi de bâtir une uvre solitaire, faite d'un désespoir qui n'était pas du semblant.
Pierre Goldman était un homme vivant, déchiré, sensuel, brûlant, homme d'amitié et homme d'amour aussi. A l'heure où le commando "honneur de la police" frappait, Christiane Goldman entrait dans une maternité. De sa prison il avait écrit : "Je lui dis que nous aurions des enfants. Je pensais qu'ils ne seraient pas des juifs basanés au sang nègre mais des nègres qui auraient du sang juif".
Goldman vivant, authentique et pur jusqu'à l'ultime
seconde : nous le savons, comme les tueurs l'ont su, quand, si l'on en croit
les témoins, après avoir été atteint d'une première
balle, il s'est retourné et a regardé son assassin.
" Quel pouvoir a donc ce juif ? disaient les gens
- Son désespoir était infini".
Retour à "Pierre Goldman : le dossier"