On écrit pour freiner les dérapages de la pensée. On écrit pour calmer une bouffée de haine, une envie de tuer. On écrit pour essayer de s'y retrouver dans la béance qu'ouvre invariablement la mort lorsqu'elle se produit à vos côtés. On écrit parce que l'effroi du non-sens fait comme un caillot dans la gorge, et qu'on le sent remonter dans le cerveau. On écrit pour retenir le temps qui d'un seul coup vient de prendre une sérieuse avance. On écrit pour ne pas pleurer parce qu'on a perdu la fraîcheur émotionnelle des enfants, et qu'on essaye de cacher sa peine. On écrit pour donner l'apparence de la dignité. On écrit pour réchauffer ses mains, son cur. On écrit pour supporter comme disait Pierre "la douleur de vivre". Et aujourd'hui est particulièrement douloureux.
Sous le patronage de la haine
Dans une clinique parisienne, Christiane Goldman, enceinte de neuf mois, doit accoucher d'un moment à l'autre d'un enfant dont Pierre croyait qu'il naîtrait sous une double malédiction : juif et noir. Il ne croyait pas si bien dire : il naîtra en réalité comme Archibald Rapoport, cette incarnation littéraire de Pierre, sous le patronage sordide de la haine.
Mêler le juif et le noir comme s'il voulait réaliser le cocktail molotov qui, lancé, allait éclairer le mystère de l'oppression. C'est sans doute pour avoir eu ce projet forcené que Pierre Goldman est devenu aussi présent dans notre imaginaire.
Ce juif polonais né en France jouait de la toumba, se coulait dans la langue espagnole qu'il prononçait à la cubaine, en raclant les mots. Il s'immergeait des nuits entières dans la musique afro-cubaine, parce que selon lui plus que toute autre, elle a conservé la fraîcheur et la sensuelle allégresse de ses origines : tragédie de la chasse, de l'extermination, de la traite, de la grande déportation, de l'esclavage, de la révolte des noirs. Langage de violence et de volupté, de vie et de mort, d'amour et de soulèvement, de désir et de haine, de jouissance et de fureur. Et Pierre était cela tout à la fois : la musique afro-cubaine était devenue la vraie patrie de Pierre Goldman.
Un même voyage
De l'extermination des juifs à celle des noirs : un même voyage. Le dernier voyage de Pierre, place des Peupliers face aux tueurs. Ceux-là savaient qu'ils tuaient un juif dont l'enfant à naître aurait la peau noire. Un comble pour les tueurs.
Pierre s'est battu au Vénézuela avec des noirs. Pierre a braqué avec des noirs à la recherche d'une mystérieuse complicité dans l'exclusion sociale. Pierre a aimé des femmes noires. Pierre aimait Christiane antillaise. Pierre jouait de la tumba.
Pierre comme Archibald Rapoport était une sorte de prophète juif d'une époque pour laquelle "le messie n'arrivera plus". Révolutionnaire il savait que les lendemains ne sont jamais chantants, que la révolution ne fait pas le bonheur mais au mieux l'autorise. Ce prophète n'avait rien à promettre. Rien à dire, aucun message sauf celui que constitue une vie, une suite d'actes quotidiens qui essaient de défier la mort, comme les statues de l'Ile de Pâques défient toutes les érosions. Par fidélité à des mots, il s'est fâché à peu près avec tous ceux qui l'ont aidé à sortir de prison. Il ne voulait rien leur devoir, comme s'il craignait que leur compagnie ne lui fasse oublier sa condition.
Prophète du plaisir douloureux
Si j'ai aimé Pierre depuis l'année de notre rencontre, en 1962, à Orgosolo, un village sarde où la mort avait le visage de la pauvreté, de l'alcool et des bandits, c'est parce qu'il fut le prophète du plaisir douloureux. Celui qui pouvait jouir et dont on savait que si cela atténuait la douleur d'être, jamais cela n'en signifierait l'oubli. Pierre Goldman ne s'oubliait jamais.
Portrait robot
Les prophètes sont des purs et Pierre était un pur. J'entends l'aboiement assourdissant des tueurs qui ce matin à une terrasse de café parcourent la presse à la recherche du récit de leurs exploits. J'entends le ricanement imbécile des salauds pour qui Goldman combinait tous les trait de l'homme à abattre : juif, aimant les noirs, révolutionnaire, braqueur, taulard, écrivain ce qui est naturellement une circonstance aggravante, et surtout pire que tout, l'homme qui avait échappé à la peine de mort pour un crime qu'il niait, accusation terrible dont la justice l'avait acquitté. A sa manière Pierre Goldman avait le visage d'un portrait robot. Il ressemblait à tout ce que haïssent les imbéciles et parmi eux mais ils ne sont pas les seuls, les lecteurs de Minute : Pierre avait échappé à l'extermination des juifs, à l'armée vénézuélienne, à l'échafaud, à la prison. Il ne devait pas échapper aux tueurs qui doivent vouloir nettoyer la France de ce qu'ils doivent appeler entre eux "l'anti-France". C'est-à-dire nous.
Ce portrait robot c'est aussi le mien, le nôtre. Tous nos traits y sont. Mais les siens sont plus prononcés. Parce qu'à sa manière, entière, brutale, d'une seule pièce, Pierre Goldman était le plus pur d'entre nous. Celui qui avait été jusqu'au bout de ses fantômes. Jusqu'au bout de ses fantasmes. Pour d'autre, c'était des thèmes littéraires. Pour lui une écorchure. Pour d'autres encore, un thème de salon, pour lui une tragédie. Et pourtant Pierre restait fidèle à lui-même : scène intérieure où les contradictions les plus violentes s'affrontaient le laissant dans des aubes de malheur, déchiré et absent.
Avant 68, nous parlions de la guérilla : il a fait partie du petit nombre qui y est parti. Dans notre désespoir d'entrer dans une révolution qui soit la nôtre, nous évoquions notre quête d'action sur le mode de la délinquance. Pierre a fait des agressions à mains armées. Et nous, nous le regardions. De loin en loin, ne sachant pas alors, qu'il explorait pour nous l'horizon d'une génération qui craignait plus que tout de finir perdue. Il y eut soixante-huit. Et puis Pierre connut la prison pendant sept ans. L'après mai, Pierre l'a vécu en prison ou presque. Labyrinthe pénitentiaire et judiciaire dont il devait enfin émerger. Malgré les chemins en apparence différents, nous nous retrouvions au même point. En quête d'identité, Pierre vint naturellement à Libération. Question de chaleur animale : là se trouvait regroupée une partie de ses amis du début des années soixante qui chaque jour avec l'équipe du journal montait aux créneaux pour [une phrase manque] Pierre en fut, il lui restait à régler son rapport à l'écriture.
L'horizon d'une génération
La semaine dernière, chez lui, juste avant d'aller écouter de la salsa à la Chapelle des Lombards, nos éternelles discussions : la question juive sur laquelle il voulait écrire. Julliard lui avait commandé un livre, mais il évoquait la possibilité d'en faire une série pour le journal. Et notre discussion a immédiatement dérapé sur l'écriture. "Je n'écrirai jamais plus de fiction, la fiction est une imposture". Le journalisme, cette écriture au présent, cette quête du réel à chaud fascinait Pierre. Parce que c'est celle qui se structure au cur même de l'événement, parce qu'elle biaise moins que les autres. "J'ai vraiment décidé de ne jamais écrire qu'au contact immédiat de la mort" aimait-il à répéter. C'est comme cela qu'il avait écrit "Les souvenirs d'un juif polonais né en France". C'est comme cela qu'il écrivait tous ses articles : sous le coup d'une émotion à abattre un éléphant. Un vocabulaire sournoisement antisémite dans un article et il fonçait. Il écrivait pour échapper au désespoir qu'une information provoquait en lui. Ou pour sauver de l'absurdité ou du mutisme une expérience, comme ce fut le cas pour la salsa. L'encre chez lui ne fut jamais salariale. Elle fut toujours un sauvetage. Le sien d'abord. Celui de ses idées. Le nôtre.
Pierre avait un regard à nul autre pareil. Un morceau d'exil, une vague du néant, Pierre avait un regard de voyant.
Lorsque les tueurs ont tiré, Pierre s'est retourné.
Et les a vus. Il était une fois un juif polonais né en France
sous l'occupation. Il se savait un survivant. Il ne craignait pas la mort, mais
ne la souhaitait pas. Il avait la rage de vivre libre, libéré
des monstres qui hantent le siècle. Les monstres l'ont rattrapé.
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