Jean-Jacques Goldman : «Se battre… ou se laisser abattre »
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Jean-Jacques Goldman : «Se battre… ou se laisser abattre »
Paroles et Musique n°70, mai 1987
Fred Hidalgo Retranscription par Ludovic Lorenzi
Paroles et Musique : Début mars, tu as participé à la délégation qui s'est rendue à Matignon pour obtenir des explications de Jacques Chirac quant à la suppression de TV6…
Jean-Jacques Goldman : En fait, on a été reçus par ses conseillers en culture et en communication, et c'était aussi bien car ils sont sûrement plus au courant des problèmes de la chanson française que Chirac. Je veux dire que je ne connais pas les goûts (rire) de Jacques Chirac...
Paroles et Musique : On vous a écoutés ?
Jean-Jacques Goldman : Oui, mais en faisant preuve d'une totale incompréhension du problème. Ça a été un dialogue de sourds. Nous parlions qualitatif et eux répondaient quantitatif : par exemple, ils nous donnaient des assurances en ce qui concerne le pourcentage de musique qui serait diffusée sur la nouvelle chaîne M6. Mais peu importe pour eux que cette diffusion ait lieu, comme c'est le cas actuellement, entre 9 h et 10 h du matin et midi c'est-à-dire quand les gens travaillent ou les jeunes sont au lycée - et entre minuit et 2 h du matin quand tout le monde dort... ou encore s'il y a un clip de temps en temps seulement, entre deux publicités ou deux séries américaines. Quel intérêt pour la musique ? !
Paroles et Musique : Pourquoi tenez-vous tellement à une chaîne thématique, plutôt, par exemple, qu'à un aménagement du cahier des charges des différentes chaînes françaises en faveur de la chanson ?
Jean-Jacques Goldman : Entendons-nous. A la limite, on n'y tient pas tellement, mais elle va arriver, elles vont arriver ! Et elles arrivent de l'étranger ! La ville de Rennes est câblée depuis quelques semaines et on y reçoit déjà Sky Channel, Music Box et tout ça... 100 % anglo-saxon ! C'est-à-dire que les musiques anglaises et américaines vont envahir progressivement tous les foyers français. Il est donc important pour nous, créateurs, de ne pas se laisser déborder, et face à l'urgence, une chaîne musicale thématique est encore le meilleur moyen de résistance...
Paroles et Musique : Alors que les autres chaînes françaises de télévision font déjà la part belle à l'anglo-saxon tout en occultant une grande partie de la production nationale, on pourrait craindre une réaction violente de protectionnisme dans une chaîne d'un tel type, c'est-à-dire un rejet total de tout ce qui ne serait pas francophone : quid alors des autres musiques minoritaires - latines, arabes, africaines notamment - qui n'ont que rarement voix au chapitre ?
Jean-Jacques Goldman : Pour le moment, le débat reste ouvert. Mais en ce qui me concerne, je pense qu'il faut mettre en place une chaîne musicale sans exclusive de genre, où bien sûr la chanson d'expression française tiendrait le haut du pavé. Je ne suis pas tellement d'accord avec les quotas et tout ça, je ne crois pas qu'on puisse se sauver tout seul : c'est la chanson en général qu'il faut sauver en luttant contre l'emprise dominante des anglo-saxons. Et pour cela, une chaîne thématique est indispensable, car s'il n'y a pas cette chaîne-là, ce dont je suis sur c'est qu'on ne pourra jamais lutter à armes égales : dans une émission comme, Champs-Elysées, par exemple - mais c'est valable pour n'importe quelle autre émission de variétés -, les chanteurs français qui sont obligés de passer avec les éclairages de la SFP, les cameramen de la SFP, le son de la SFP, vont se retrouver coincés entre deux clips de Michael Jackson et Madonna qui auront coûté trois milliards ! On ne peut pas lutter contre ça, parce que les gens devant leur petit écran, s'ils comparent immédiatement la qualité des prestations, ne font pas la différence dans les conditions de travail. Il faut tenter de se battre à armes égales... ou alors accepter de se laisser abattre !
Paroles et Musique : Une chaîne musicale uniquement composée de clips ne constituerait pas pour autant la solution, car elle pénaliserait une grande partie des artistes qui ne bénéficient pas du soutien des grandes compagnies discographiques !
Jean-Jacques Goldman : Non, bien sûr ; mais c'est précisément l'avantage d'une chaîne thématique, dont les programmes pourraient être très variés : il faudrait faire de tout, des retransmissions de concerts, des émissions du type de celle de Foulquier en radio, un magazine d'information et d'analyse comme Paroles et Musique...
Paroles et Musique : L'essentiel, c'est de disposer d'un canal ouvert, de compter sur un espace audiovisuel disponible ?
Jean-Jacques Goldman : Absolument. Aujourd'hui, il n'y a pas d'autre priorité. Mais ensuite, je crois que les responsables de la chanson en France - au premier rang desquels vous faites partie à Paroles et Musique - devront se réunir pour décider eux-mêmes du contenu de la chaîne, dans l'intérêt de l'ensemble de notre création.
Paroles et Musique : Hier soir, à L'Heure de Vérité, le Premier ministre a déclaré qu'il allait réfléchir à la question pour tenter de lui trouver une solution. C'est même la première fois, à ma connaissance, qu'un haut responsable politique français en exercice parle de la chanson comme d'un facteur primordial de culture. Paradoxalement, n'est-ce pas un discours démobilisateur ? Supposons que cela traîne pendant des mois, des années peut-être : votre mobilisation - qui est aujourd'hui totale et impressionnante - ne risque-t-elle pas, avec le temps et les problèmes de chacun, de se diluer ?
Jean-Jacques Goldman : C'est toujours possible, car la promesse est finalement la chose la plus dangereuse, il n'y a plus de raison d'entretenir la pression... Cela dit, détrompe-toi, notre réunion de ce matin avait justement pour but d'examiner les propositions de Chirac et nous ne sommes pas dupes. En fait, il nous propose - au mieux et dans combien de temps ? - une chaîne musicale réservée à un seul million de téléspectateurs privilégiés ! Ce que nous - demandons, c'est bien sûr une véritable chaîne, et non pas un os à ronger, et quand, comment, dans quelles conditions ? Avec un échéancier précis. Puisque tout le monde se déclare d'accord - de la gauche qui a créé cette chaîne jusqu'à la droite qui l'a cassée -, ce n'est pas la peine d'attendre un an, c'est-à-dire les élections présidentielles pour aller de l'avant.
Paroles et Musique : Concrètement, qu'avez-vous décidé ?
Jean-Jacques Goldman : D'abord la création d'une « Association pour une chaîne musicale », qui agisse au nom de tous les artistes et de toutes les parties concernées qui voudront y adhérer ; pour faire circuler l'information, pour que chacun d'entre nous puisse être régulièrement tenu au courant de l'évolution de la situation. Ensuite, de lancer des opérations médiatiques : c'est-à-dire qu'on pourra très bien ne pas bouger pendant un mois, en attendant des réponses, et puis se manifester à nouveau vivement. On va entretenir la pression jusqu'au bout : déjà, France Gall va en parler le 10 avril chez Sabatier, Julien Clerc l'a déjà fait. Yves Simon et moi on est allés chez Elkabach, Hallyday est très remonté, Lavilliers et Gainsbourg aussi, Jane Birkin et Alain Souchon sont allés voir Raymond Barre dans le seul but d'emmerder Jacques Chirac (rires)... et on a vu le résultat hier soir ! Il va y avoir des rencontres avec des gens de l'audiovisuel, du groupe barriste à l'Assemblée, des représentants du CDS qui ont demandé à nous voir... Dans la même journée, on verra aussi l'inter-parlementaire socialiste, Michel Rocard, François Léotard et la CNCL ! Tu vois, on ne va pas se démobiliser.
Paroles et Musique : L'atout majeur, il me semble, c'est que vos revendications n'apparaissent ni corporatistes ni politisées : elles sont tout simplement légitimes au regard de la survie d'une chanson francophone qui ne soit pas qu'un pâle reflet des produits anglo-saxons...
Jean-Jacques Goldman : Exactement, et c'est dans cet esprit que j'insiste pour qu'ait lieu un rassemblement des gens directement concernés par l'avenir de la chanson française, de véritables connaisseurs. Vous n'êtes pas si nombreux que ça à être partie prenante, peut-être une vingtaine de personnes en tout, avec Foulquier et vous, les maisons de disques et quelques tourneurs et organisateurs de spectacles... A vous de mettre cela en place pour que toutes les formes de chanson et de musique soient représentées dans cette future chaîne. D'un publie à l'autre... ou la mutation d'un chanteur populaire ?
Paroles et Musique : Cette rencontre, c'est aussi l'occasion de faire rapidement le point sur Jean-Jacques Goldman, chanteur, en quelque sorte au milieu du gué: entre une tournée qui a battu tous les records de fréquentation et un nouvel album en préparation, le cinquième si l'on excepte le « live »...
Jean-Jacques Goldman : Tu sais, je me demande si un artiste n'a pas tout dit en quatre albums ? Est-ce que Nougaro, qui a pourtant fait des choses géniales ensuite, n'avait pas tout dit dans ses quatre premiers albums ?
Paroles et Musique : Mais n'est-ce pas chez les créateurs une chose banale, que cette impression d'avoir déjà dit l'essentiel ?
Jean-Jacques Goldman : Je ne sais si ce que j'ai dit était vraiment essentiel (rires), mais en ce qui me concerne j'ai vraiment l'impression de n'avoir plus rien de nouveau à apporter, tant sur le plan musical qu'à celui des textes.
Paroles et Musique : Tu travailles pourtant sur de nouvelles chansons ?
Jean-Jacques Goldman : Oui, je rentre même en studio dans quelques jours... Je mets très longtemps pour enregistrer, en fait j'ai commencé à travailler dans mon petit studio en décembre dernier, juste à la fin de la tournée, pour un album qui ne sortira pas avant le mois d'octobre...
Paroles et Musique : Des chansons, paroles et musiques, toutes signées Jean-Jacques Goldman ?
Jean-Jacques Goldman : Bien sûr ! Le plus marrant c'est quand même la création, c'est de faire des chansons, pas d'aller faire le clown à la télé !
Paroles et Musique : La veine n'est donc pas tarie !
Jean-Jacques Goldman : Non, non, mais, euh...
Paroles et Musique : C'est parce que tu as l'impression de ne pas innover au niveau des thèmes? Tu sais, sorti de la vie, l'amour, la mort...
Jean-Jacques Goldman : Oui, oui, en gros c'est vrai. Mais ce que je veux dire, c'est qu'il ne faut pas s'attendre à des choses extrêmement originales...
Paroles et Musique : C'est un album qui va se situer dans la continuation des autres ?
Jean-Jacques Goldman : Oui, et puis même un peu dans la redite ! (rire)
Paroles et Musique : Ça, on jugera sur pièces !
Jean-Jacques Goldman : Ah, mais ça n'empêche pas de faire de belles chansons (rire)... éventuellement ! Mais j'ai plutôt l'impression, c'est un peu difficile à expliquer, d'être dans une phase descendante... et je dis ça sans déplaisir, au contraire même, ça ne m'embête pas, non...
Paroles et Musique : C'est vrai qu'à l'examen de ton parcours, semé de records de vente et de fréquentation, on ne voit pas trop comment faire mieux ?! En tout cas sur ce plan-là, quantitatif s'entend, parce que tout est toujours permis, au niveau de la création...
Jean-Jacques Goldman : C'est qu'il y a une question d'âge aussi. J'ai 35 ans aujourd'hui, j'en aurai 36 quand sortira le prochain album, je partirai alors dans une longue tournée que j'achèverai à 37 ou 38 ans... La chanson étant un art pour jeunes, du moins il me semble, c'est comme si je tirais mes dernières cartouches...
Paroles et Musique : Commercialement parlant, la chanson, c'est exact aujourd'hui, touche majoritairement les jeunes; mais les anciens jeunes, comme nous (rires), continuent d'aimer la chanson et d'acheter des disques, non ? Faut-il les négliger parce qu'ils sont à présent minoritaires ?
Jean-Jacques Goldman : Non, bien sûr, mais il se trouve, quant à moi, que j'ai toujours été concerné par les jeunes et même les très jeunes - qui constituent le gros de mon public - et je me sens de plus en plus en décalage avec ça.
Paroles et Musique : Voilà qui est intéressant ! Parce que si tu touches les jeunes, si tu incarnes avant tout leurs préoccupations, depuis peu le public en général - qui n'est pas sectaire ou bardé d'a priori imbéciles - commence à ressentir l'importance de ton rôle et de ta place dans la chanson. D'ailleurs, la tranche d'âges de ton public s'élargit...
Jean-Jacques Goldman : Ça oui, c'est net, je le constate dans les concerts. Justement, je pense que je garderai ce public de 35/40 ans ou plus, que je continuerai de faire des albums, j'allais dire pour eux, mais pour nous en fait, dans le même temps que je perdrai peu à peu cette audience des 15/18 ans... Et c'est normal, d'une part parce qu'ils me sentiront moins et d'autre part, parce que, moi, je les sens moins : ma fille aînée a 12 ans, alors c'est sûr, maintenant, je me sens vraiment plus leur père que leur grand frère, et bientôt (rire) leur grand-père !
Paroles et Musique : De cette transition - ou de cette rupture - il sortira peut-être un nouveau Jean-Jacques Goldman ? Mais pour l'instant, en deux mots, tes projets immédiats : un nouveau disque, une nouvelle tournée, une nouvelle salle à Paris, le Zénith ou Bercy...
Jean-Jacques Goldman : Oui, oui, quelque chose comme ça en 88, mais sûrement pas Bercy ! Et c'est peut-être après que je me poserai vraiment des questions. Quand toute cette aventure se terminera, ce disque et cette nouvelle scène, j'aurai 38 ans et là, franchement. je ne sais pas ce que je ferai...
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