Elle n'a pas fait son album toute seule : une rencontre "D'eux" par deux.
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Elle n'a pas fait son album toute seule : une rencontre "D'eux" par deux.
Infomatin, 3 avril 1995
Patrick Willard
C'est dans la douce chaleur d'un salon de thé parisien qu'Infomatin a rencontré Jean-Jacques Goldman et Céline Dion, à l'occasion de la sortie de "D'eux", l'album du retour au français de la superstar québécoise, composé par notre discret Jean-Jacques, et néanmoins tout aussi star...
Comme à son habitude, il est arrivé au rendez-vous casqué et motorisé, veste et chemise noires, bronzé. Il a attaqué les monts-blancs, spécialité du lieu. Céline, elle, était de Chanel vêtue, en bleu turquoise avec sac, bijoux et chaussures assortis ; seul le garde du corps ne possède pas la panoplie... Elle préfère le chocolat chaud et les oeufs, au chocolat aussi mais froid. Rencontre avec deux stars qui, malgré cet album fait ensemble, se découvrent à chaque instant.
Infomatin : Au fait, comment vous êtes-vous rencontrés ?
Jean-Jacques Goldman : A ma demande. J'avais envie d'écrire des chansons pour Céline depuis très longtemps.
Infomatin : Tu es souvent contactée ainsi par des auteurs ?
Céline Dion : Je ne me plains pas. Je reçois près de mille chansons par an. Et comme je voulais refaire un album en français... On a juste déjeûné ensemble. Je suis revenue quelques mois après ; il m'a proposé des textes et des chansons dans son studio. Ça m'a plu, je les ai chantées à mon tour, et nous y voilà...
Infomatin : Vous voulez dire que vous ne vous êtes vus qu'une seule fois ?
Céline Dion : Ouais. Je connaissais juste un peu ses morceaux et ses clips, c'est tout. J'aimais beaucoup "Les Matelots", c'est ben beau, j'aime ben ça...
Infomatin : Les Matelots ?
Jean-Jacques Goldman : La chanson s'appelle "Je marche seul" !...
Céline Dion : C'est ça. Je ne le connaissais pas.
Infomatin : Toi, Jean-Jacques, tu es capable d'écrire tout un album, très personnel, pour une interprète en l'ayant rencontrée une seule fois, au cours d'un déjeuner ?!
Jean-Jacques Goldman : Une fois que j'ai eu son accord, ça m'a pris sept mois... J'ai fait venir du Canada tout ce qui concernait Céline Dion : articles, livres, textes, interviews, émissions de télé ou de radio... J'ai appris sa vie sur documents, et, comme elle est très directe, c'est facile. Je lui ai proposé neuf maquettes et on a travaillé dessus pendant une semaine. Elle est repartie. J'y ai retravaillé pendant un mois. Ensuite, on a enregistré. Simple, non ?
Infomatin : Et toi, pendant ces sept mois après votre déjeuner, tu y pensais ?
Céline Dion : J'étais curieuse, mais mon caractère implique que je dois me concentrer sur ce que je fais, alors, le revoir sept mois après avec toutes ces chansons fut une belle surprise. Je fais confiance, je l'avais bien senti... Tu sais, je ne m'attendais pas alors à ce que tu aies fait un tel travail...
Infomatin : Pour tes autres collaborations, même méthode ?
Jean-Jacques Goldman : Oui. Bien sûr, de temps en temps, je téléphone. Mais je travaille seul. Des fois, je me fais jeter à l'arrivée... J'aime bien me faire une idée de la personne, et, finalement c'est assez facile...
Céline Dion : Tu m'as pourtant fait découvrir des choses...
Jean-Jacques Goldman : Sur toi-même ?
Céline Dion : "Le ballet"... Et c'est la première fois que je chantais du blues. Et des textes comme ceux de "La mémoire d'Abraham"...
Jean-Jacques Goldman : Tu ne connaissais pas Marek Halter (signataire de cette saga juive, "La mémoire d'Abraham" - NDLR) ?
Céline Dion : Non...
Infomatin : C'est une vraie psychanalyse par chansons interposées...
Jean-Jacques Goldman : Faux. En fait, s'il y a eu mutation, c'est sur le plan musical. Et, sur certains thèmes, elle se comporte en actrice, comme un de mes personnages...
Infomatin : Céline, est-ce que c'est ton disque le plus personnel ?
Céline Dion : Non. J'ai l'impression qu'à chaque album je me laisse porter. Je choisis mes chansons par rapport à l'émotion du moment. Il y a trois ans, pour mon dernier album en français, j'étais dans un autre mood. Je me laisse prendre.
Infomatin : Est-ce que Jean-Jacques est dur en studio ? Ce sont ses chansons que tu chantes...
Céline Dion : Non. Il sait ce qu'il veut. Il m'a aidée. Moi, si tu oses me donner une chanson, c'est fini, elle devient mienne.
Jean-Jacques Goldman : Elle dit ça, mais c'est un tel calibre technique... Elle peut chanter n'importe quoi. Ce qui lui parait très simple est impossible à d'autres... Elle a une technique impressionnante, et un énorme feeling. Au départ il y a un bagage technique - et je dis le mot en le pesant - hallucinant, extrêmement rare... Reconnu par le monde entier, d'ailleurs : Aretha Franklin a fait un duo avec elle. Toutes les stars en rêvent...
Infomatin : Ce n'est pas trop dur à porter ?
Céline Dion : Je ne pense pas ça. Je m'amuse, je fais ce que j'aime...
Jean-Jacques Goldman : Tu t'amuses, mais tu bosses...
Céline Dion : C'est normal. Il n'y a rien de facile dans la vie. Je regarde mes treize frères et soeurs ; ils ont beaucoup de talent, pourtant il n'y a que moi qui aie réussi. Je ne suis pas meilleure que les autres. J'ai travaillé et je suis une fille disciplinée. J'ai décidé d'y mettre toute ma vie...
Jean-Jacques Goldman : Céline, c'est deux concerts et un jour off, jamais quatre ou cinq concerts de suite. Avant d'entrer en studio, trois jours de mutisme total. Total ! Même pas demander son petit dejeuner, tout écrit, tout !... Toujours les exercices, avant... Alors quand elle dit : "Je suis prête", elle est prête, pas besoin de chauffer la voix. Ça ne rigole pas.
Infomatin : A quel âge as-tu décidé d'être une star ?
Céline Dion : Je ne me suis jamais posé de questions. J'ai rêvé de ça à 5 ans, et j'en rêve encore... Je n'ai pas réalisé mon rêve, je le réalise. C'est tellement naturel pour moi.
Infomatin : Et toi, tu as travaillé différemment pour cet album ?
Jean-Jacques Goldman : Ça a évolué au fur et à mesure que je rentrais en contact avec elle par documents interposés. Au départ, je voulais faire un disque pour une grande chanteuse traditionnelle francophone, à la Edith Piaf. En travaillant, je me suis rendu compte qu'elle était une chanteuse de blues francophone, ce qui est assez rare, et même une chanteuse de rhythm and blues. Donc, peu à peu, l'album a évolué. L'idée de départ a pas mal changé.
Infomatin : L'album s'est goldmanifié ?
[Céline Dion se met à rire]
Jean-Jacques Goldman : Un peu, oui.
Infomatin : Il y a peut-être un moment ou tes aspirations et ton talent, qui vont plus vers le blues et le rhythm and blues, ressortent ?
Jean-Jacques Goldman : Peut-être. Mais je pense quand même qu'elle s'est réalisée comme interprète comme jamais elle ne l'avait fait. Il n'y avait pas cette facette de sa voix, ce côté swingant sur ses albums précédents...
Céline Dion : C'était la première fois qu'on me le proposait...
Jean-Jacques Goldman : Il y a une musique très traditionnelle au Québec, comme une réaction contre l'Amérique anglophone, c'est sans doute la raison. Céline, en plus, avait une image très variété...
Céline Dion : Comme je n'écris pas mes chansons, je n'avais pas la liberté de chanter du blues ou du gospel. Si j'avais écrit les tunes, j'aurais écrit [elle chante] : Oh Happy Day..., des chansons bluesy...
Infomatin : Jean-Jacques, c'est nécessaire pour toi de faire ce break en écrivant des chansons pour d'autres ?
Jean-Jacques Goldman : J'aime bien écrire, et je cherche un interprète qui défende bien mes chansons. Ce n'est pas toujours moi...
Infomatin : Pourquoi ?
Jean-Jacques Goldman : Je suis un interprète intéressant mais limité, donc il y a certaines chansons que je réserve. L'auteur-compositeur est plus exigeant.
Infomatin : Ce n'est pas frustrant ?
Jean-Jacques Goldman : Quand je suis à Bercy et que j'entends Hallyday en train de chanter "L'envie", c'est gratifiant. L'autre jour, Celine a chanté "Je sais pas", je peux te dire que j'avais des frissons...
Infomatin : Est-ce que cet album pourrait connaître une version anglaise et faire découvrir Goldman au monde entier ?
Jean-Jacques Goldman : Pas me faire découvrir, mais Céline, oui. Avec un bon traducteur !
Céline Dion : C'est possible. On verra...
Infomatin : Vous étiez d'accord sur tout ?
Céline Dion : J'en aurais voulu plus...
Jean-Jacques Goldman : Il y a certains couplets qui ont été modifiés, car je voyais qu'elle ne les sentait pas. J'ai ajouté des chansons. Je voulais voir jusqu'où sa voix pouvait aller, c'est pour ça qu'il y a tous les styles de musique.
Céline Dion : Chacune des chansons était une nouvelle expérience.
Infomatin : Au Québec, Jean-Jacques Goldman est-il populaire ?
Céline Dion : Pas trop...
Jean-Jacques Goldman [chantant Charlebois] : Je suis un chanteur populaire...
Céline Dion [reprenant en choeur, puis] : Je ne suis pas retournée dans mon pays depuis une dizaine d'années. Ça ne se fait pas par procuration... [rires : c'est le titre d'une chanson...].
Infomatin : Tu vas y retourner ?
Jean-Jacques Goldman : Non, franchement, ma carrière internationale est fortement compromise par ma paresse, mais j'y vais la semaine prochaine...
Céline Dion : Pour moi !
Infomatin : Tous les deux, vous êtes des boulimiques de travail...
Jean-Jacques Goldman : Mais non !
Céline Dion : Non...
Jean-Jacques Goldman : Tu sais, ma vie, ce sont les chansons et, elle, c'est de chanter.
Céline Dion : C'est vrai. Je ne peux pas vivre sans ça...
Encadré n°1 : "OH ! LA BELLE GALETTE"
De la chanson d'amour modelée variété mangeuse de Top 50 ("Je sais pas") au rhythm and blues ciselé ("Le ballet", en passant par un boogie à la Johnny ("Regarde-moi"), le disque "D'eux", sûrement platinisé, voire diamantisé si affinités, sera bientôt dans toutes les chaumières. Remarquez, elle chanterait l'annuaire, elle en vendrait pas mal, alors, quand elle vocalise du Goldman, c'est la ruée vers l'or... "La mémoire d'Abraham" mouille les yeux qui ont bien du mal à sécher sur "Cherche encore". La vie de star est resumée dans "Destin", autre tube en perspective. Tour à tour nostalgique, romantique, énergique ou angélique, Goldman a su jeter les mots qu'il faut. Pour la première fois de sa carrière, la dame clame du rock, du vrai, et ça balance.
Encadré n°2 : "CELINE DION, L'EX-BOUT D'CHOU QUEBECOIS A LA VOIX D'OR"
Un disque d'or à 14 ans, un Grammy et un Oscar pour son duo dans "La belle et la bête", une chanson le soir de l'investiture de Bill Clinton, une autre devant le pape et 65 000 personnes lors de la visite de Jean-Paul II à Montréal, la Québécoise Céline Dion a déjà tout connu, et son aventure ne fait que commencer. Elle est l'unique star francophone à rivaliser avec les Streisand et autres Mariah Carey. Son atout majeur, c'est sa voix, unique, un outil mille fois polissé pour devenir une arme dévastatrice qui charme et séduit les oreilles les plus hermétiques. Elle chante merveilleusement bien, en anglais comme en français, la pop comme le rock, la variété comme le blues. Les années passées dans sa maison dans la banlieue de Montréal, au milieu de ses treize frères et soeurs, restent ses meilleurs souvenirs. Toute la "tribu" Dion participait à une chorale géante : les frères étaient aux instruments et la petite Céline chantait ; et tout le quartier d'écouter le bout de chou à la voix si pure.
"D'amour et d'amitié" est son premier succès, et déjà elle débarque chez "ces maudits Français" où elle fait sensation, en 1983, en vedette "canadienne" à l'Olympia. On ne sait pas la garder. C'est la Suisse qui en profite, l'engageant en 1988 avec "Ne partez pas sans moi" et s'adjuge, cette année-là, le concours de l'Eurovision. Pour elle, ce n'est qu'une étape vers l'Amérique...
De bandes originales (Disney, mais aussi "When I fall in love" dans "Nuits blanches à Seattle"), à son dernier album "The colour of my love", elle devient la coqueluche des hit-parades yankees, et c'est une première pour une artiste venue de la Belle Province. Mieux : en 1992, Céline Dion est l'artiste le plus joué sur les grandes radios américaines. Aujourd'hui, elle est devenue une des chanteuses les plus populaires de la planète. Mais contrairement au Businessman cher à Berger et Plamondon, son tour du monde continuel avec l'envie d'être - plus encore - une artiste ne lui donne pas le blues, mais bien la force de mordre toujours plus fort dans la vie.
Encadré n°3 : JEAN-JACQUES "GANG" GOLDMAN EN ALTER EGO
Quel est donc son secret ? Comment fait Jean-Jacques Goldman pour écrire de si belles chansons pour les autres ? Des morceaux qui deviennent des tubes monstrueux, autant et parfois plus connus que ceux qu'il se réserve ou qu'il chante maintenant en trio avec l'agile Michael Jones et la sculpturale Carole Fredericks. Une seule réponse : Jean-Jacques fait du Goldman, et la recette est tellement populaire que la mayo monte aussi vite pour lui que pour les autres. En réalité, il existe un second secret : il ne travaille que pour des voix, des vraies. Avant Céline Dion, il n'offrait deja ses chansons qu'à de très grands interprètes.
C'est en 1985 qu'il "débute" dans le genre et écrit pour l'ami Coluche. Une commande pour la semaine suivante, un titre pour le lancement des Restos du Coeur : il imagine alors la "Chanson des Enfoirés" ; dix ans plus tard, on en a encore la chair de poule. Puis, en 1986, c'est "Gang". Un album entier pour notre grand rocker national : un triomphe. Hallyday redevient Johnny. Au menu : "Je te promets", "Laura", "Je t'attends", "L'envie"...
C'est ensuite Marc Lavoine, avec l'album "Faux rêveur" et trois chansons, qui bénéficie des faveurs du maître, qui signe sous le nom d'O. Menor. Il s'évade en visitant un monument : Mister Ray himself. Ray Charles chante une de ses chansons dans la bande originale du film "Pacific Palisades" avec Sophie Marceau. JJG se fait plus discret en travailant sous un nouveau pseudo, Sam Brewski, pour "Il me dit que je suis belle", immortalisé par Patricia Kaas en 1993, et pour "Loin", "Est-ce que tu me suis" et "Si tu veux m'essayer", qui nous rappellent en trois tubes que Florent Pagny est loin d'être un manchot.
Avec "D'eux", l'album de Céline Dion, c'est la seconde fois qu'il travaille sur un projet complet. En attendant de recomposer pour lui-même, il bosse actuellement sur ses retrouvailles avec Jojo et vient de terminer deux titres en français pour l'ami Khaled, encore un chanteur d'exception.
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