Voyage au bout de Céline
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Voyage au bout de Céline
L'Express, 19 octobre 1995
Gilles Médioni
Retranscription de Monique Hudlot
Mlle Dion sera bientôt à Paris. L'album "D'eux", qui l'a précédée il y a six mois, fait un malheur. L'Express a rencontré, chez elle, la Cendrillon du Québec.
La France croit en Dion. A défaut de chanter, les chiffres parlent, et "D'eux", son dernier album, écrit par Jean-Jacques Goldman, est célébré par 1,5 million d'exemplaires arrachés en six mois. "Les gens ont besoin de ces voix comme d'oxygène", analyse Goldman. " "D'eux", c'est moi, répond l'oxygène. Jean-Jacques a trouvé les mots que j'aimerais exprimer. Il m'a aussi appris à "dé-chan-ter". " Et voici comment la France ploie.
"Voix du bon Dieu, voix qui rend les gens heureux", ainsi la baptise son premier essai en 1981 - Céline a 13 ans. En la découvrant, via une cassette entourée d'un joli ruban, René Angélil, qui deviendra son manager, son ami, son mari, pleure, bouleversé par ce "chant si pur, jamais entendu ailleurs, doux comme un oiseau, ou rugissant tel un lion, et toujours jailli du coeur". Benjamine d'une famille modeste de 14 enfants, Céline veut tout. Pas de problème, une telle voix peut tout. Affronter lady Di et le prince Charles, Mickey (le tube de La Belle et la Bête), Hollywood (la cérémonie des oscars), Bill Clinton (le gala de l'investiture), et même le pape : elle lui souffle "Une colombe", devant 60 000 personnes.
"Je me bats pour moi", appuie Céline Dion, 27 ans. Au fil des ans, cette superwoman, volubile, démonstrative, a cultivé son ambition, et redressé ses dents, appris l'anglais en deux mois, remporté le grand prix Eurovision ("Ne partez pas sans moi", 1988), composé des mélodies, scandé l'opéra rock Starmania. Aujourd'hui, Madonna lui dispute son coiffeur. "Ma fille est une star, souffle Adhémar, son papa. Elle donne, elle donne beaucoup, mais reçoit le double".
Chiffrons donc. Céline Dion a signé un supercontrat de 10 millions de dollars avec Sony Music en 1991 - on chuchote qu'elle va générer des centaines de millions de dollars cette année, mais Angélil ne confirme pas - et "The Colour of My Love", son troisième opus anglo-saxon (1993), caracole à 10 millions de disques vendus, dont 3,5 rien qu'aux Etats-Unis.
Depuis qu'elle a failli perdre la voix en 1990, Céline chante, mais ne parle pas durant ses galas, se bâillonnant parfois quarante-huit heures. Cependant, au Nickless, l'un des 24 restaurants d'une chaîne dont elle est actionnaire - on vous recommande le Céline Dion, un gâteau au chocolat - Céline capitule et assène : "Rien ne pourra m'arrêter".
Rien. D'ailleurs, pourquoi barrer une telle voix, une voix sacrée, l'une des plus pures et plus puissantes, avec Mariah (Carey), Barbra (Streisand) et Whitney (Houston) ?
Son répertoire célèbre les valeurs et renforce son histoire; en résumé, "Amour, gloire et beauté". Céline Dion ou la fierté du Québec, et trêve de souveraineté, à onze jours du référendum, du Canada tout entier.
"Céline est un trésor national", relève Rick Camilleri, le patron de Sony Canada. "On a grandi avec Céline, et elle a su rester la petite Québécoise, généreuse, simple et sincère qu'elle était", confesse Suzanne Gauthier, du Journal de Montréal. "Céline Dion figure déjà une légende, commente un vendeur du magasin de disques HMV, à Montréal. Son succès symbolise aussi une bonne pub pour le Québec, ce village. Si Roch Voisine décrochait un rôle dans James Bond, on serait autant farauds". L'hiver dernier, lors de son mariage "royal" en la basilique Notre-Dame à Montréal, les rues barrées, les cloches en liesse, on se serait cru jour férié. "Le Québec célébrait Cendrillon !" s'exclame Camilleri.
Le Québec lui a adressé un message en lui décernant le félix 1990 (victoire de la musique) de la meilleure chanteuse anglophone, trophée refusé. "Il n'y a pas de débat. D'ailleurs, je chanterai bientôt en espagnol, en italien, en allemand : l'important est de distribuer des émotions, sans calcul ni politique". "On ne discute pas politique", renchérit René Angélil, qui vient d'interdire le pastiche référendaire pro-non du tube de l'été "Pour que tu m'aimes encore".
Chatouillée par les (non) souverainistes, taquinée par les humoristes, qui mettent en boîte l'affairisme du clan, surtout "les pâtés Maman Dion" - quatre spécialités sensass - interpellée sur sa carrière millimétrée, Céline s'agace: "Si je suis dans une cage, alors la cage est belle et pleine d'amour".
Amoureuse, choyée, heureuse, Céline Dion conjugue pourtant de par "D'eux", un blues à deux, empreint de passions contrariées, inspirées à Goldman par les lectures de Marek Halter et d'Albert Cohen. A la fin de septembre, lors des concerts à Québec, Céline, la technicienne, apprenait à libérer la tragédienne habitée d'un mal d'aimer imaginaire. Mais lorsque, tourmentée par la peine d'avoir perdu sa nièce, emportée par une maladie génétique, elle sanglote "Vole", le lamento qui lui est dédié, alors Céline Dion s'abandonne enfin. Alors, Céline Dion entre en communion.
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