Jean-Jacques, le fataliste
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Jean-Jacques, le fataliste
Faim de siècle n° 24, février 1996
Xavier de Moulins Beaufort
Retranscription de Monique Hudlot
Nom : Goldman Prénom : Jean-Jacques Signe particulier : Déteste les interviews
Jean-Jacques Goldman n'est pas du genre à la ramener. Sauf en musique bien sûr. En piste depuis plus de vingt ans, l'artiste continue à aller au bout de ses rêves. Pour "faim de siècle", Goldman, l'homme des non-dit, hausse le ton. Sans prise de bec, l'homme prend position. Ça fait du bien par où ça passe…
Il suffira d'un signe ? D'un signe, d'une porte. La vie m'apparaît comme une succession de portes qui s'ouvrent, de signes qu'on nous fait. Nous sommes en mesure de les comprendre ou non. C'est une question de disponibilité. L'école dans certains quartiers est une véritable porte. Il y a les mômes qui sont en situation de le comprendre et ceux qui passent à côté. Chacun a, dans sa vie, sa part de portes entrebâillées. Il ne s'agit pas forcément d'une question de chance. La vraie chance étant de savoir répondre aux signes qui s'imposent à nous.
Goldfinger ? "Goldman", c'est pas Goldfinger. Je ne suis malheureusement pas l'homme aux doigts d'or et encore moins James Bond. Juste l'histoire d'une programmation : pas suffisamment bon auteur pour être écrivain, pas suffisamment bon musicien pour écrire une symphonie, pas suffisamment bon instrumentaliste pour être Eric Clapton. Mais je sais faire des chansons…
L'indifférence ? La négation de soi-même, puisque c'est dans l'autre que l'on est le plus soi. L'indifférence est une maladie et elle n'arrive jamais par hasard. C'est une erreur, une carapace, une mutilation qui a eu lieu très tôt. Emmanuel Levinas [philosophe contemporain] a écrit de belles pages sur ce sujet. En vieillissant, en se confrontant sans cesse à l'expérience, à soi- même, on devient plus tolérant, me semble-t-il.
Je crois toujours en l'idéal d'une société plus juste. Les sociétés les plus justes sont, de fait, les plus humaines. Inutile d'expliquer pourquoi il y a moins de tortionnaires en Suède qu'au Rwanda. Il me semble qu'en France, le problème majeur est le dysfonctionnement de l'Education nationale qui n'arrive plus à bousculer les inégalités de départ. Ces quartiers entiers où les mômes vont à l'école sans y croire, c'est cela aussi l'indifférence.
Restos ? Une béquille. Mon action aux Restos du coeur est relative à ce que je sais faire. Si j'étais cafetier, j'irais servir des cafés. Personne aux "restos" n'est content qu'ils existent. Ils savent que les "restos" ne sont qu'un pansement et qu'il vaudrait mieux guérir la plaie. J'aide les "restos" par conviction, par respect devant l'extrême honnêteté du mouvement. Je le fais plus par dégoût de ne rien faire que par envie de faire, de réagir comme les milliers de bénévoles : concrètement, face à l'inefficacité des solutions politiques.
Coluche ? D'abord, le talent. Il était très fort. Il révolutionnait tout ce qu'il touchait : le spectacle, la radio, la télévision. Quand il a fait du cinéma, il a reçu un César… Coluche avait une puissance d'entraînement, un charisme naturel. Les gens savaient qu'il apportait, avec lui, une solution. Un jour, il m'a demandé d'écrire la chanson des "restos" en une semaine : "Tu es l'artiste du moment qui vend le plus de disques. Fais-nous un tube. Les "restos" ont besoin de fric".
Etendard ? Cela ne me gêne pas. On a jamais ouvert de prisons sans armes ! Quand on voit les photos de camps de concentrations, ceux qui les ont ouverts portaient des uniformes et des armes… Comme tant d'autres, j'ai fait mon service militaire. J'aime bien l'idée d'une armée populaire. Je ne suis pas pacifiste face aux ennemis de la liberté. Cela ne me gêne pas de brandir l'étendard "Liberté, Egalité, Fraternité" et d'apprendre ces mots par coeur. Cela dit, il est beaucoup plus facile d'avoir de bonnes intentions et d'être généreux aujourd'hui qu'en 1940. Mais, même en temps de paix, nous avons des responsabilités. Le fait d'avoir négligé les problèmes d'insécurité, à Toulon par exemple, a entraîné l'arrivée du Front national. L'histoire démontre que si les gens de bonne volonté refusent de traiter les problèmes, d'autres seront toujours là pour s'en charger à leur place et ce d'une manière beaucoup plus expéditive.
Rouge ? Couleur d'espoir. Ce n'est pas parce qu'un système est inapplicable et qu'il a échoué que les raisons pour lesquelles on a espéré sont mauvaises. Il n'y a pas de dictature viable à long terme. Pour nous, qui vivons en démocratie, le travail de fond, me semble-t-il, c'est toujours la mise en place de contre-pouvoirs.
Brigade Rouge ? Vieux reste d'une adolescence boutonneuse. Sans fondement politique profond.
Je marche seul ? Jubilation. De certains moments de solitude. Jubilation et impression que le monde vous appartient. La solitude est fondamentale à partir du moment où elle n'est pas imposée. J'en ai besoin comme un privilège, très entouré. Et puis, il y a l'autre solitude, terrible, la véritable exclusion. Elle est le fruit de plusieurs faillites. Faillite de la famille, faillite personnelle et souvent faillite culturelle. C'est la solitude des gens qui ont perdu le mode d'emploi de leur existence.
Famille ? L'idée de la famille de sang est quelque chose qui ne me tient pas particulièrement à coeur. Le fait d'être du même sang, ne veut à mon sens rien dire. En fait, j'ai une version affective assez large de l'idée de famille. Quand à ma famille directe, femme et enfants, elle représente un élément très conventionnel de mon existence, voire prédéterminé. Vivre en famille doit être aussi invivable que de vivre sans ! C'est ainsi. Les gens qui n'ont pas connu l'expérience de la paternité ou de la maternité semblent éprouver un manque. Le fait d'être père, à son tour, est quelque chose qui fait terriblement vieillir, c'est comme la calvitie !
Fin de siècle ? Il m'est difficile d'avoir une vision historique de ce siècle. Je ne connais pas assez l'histoire des hommes. Je constate simplement que nous vivons dans un pays où beaucoup de gens rêvent de vivre. Où l'école est obligatoire et gratuite jusqu'à seize ans et où un fils d'ouvrier immigré, comme moi, a pu trouver sa place. Il m'est impossible d'être pessismiste. Alors que dire d'autre de cette fin de siècle ? Au premier janvier de l'an 2000 je pense que j'aurai davantage mal au foie et à la tête car je n'aurai plus l'âge pour assumer les lendemains de grandes bitures.
Changer de vie ? Savoir aller contre les évidences. Contre cette épouvantable banalité d'un destin tout tracé, plus par la violence des faits que par une vraie décision. Chercher à infléchir le chemin des victimes les plus exposées. Ce sont les plus belles histoires. Permettre à chacun de trouver sa place. La vraie exclusion n'est plus seulement le chômage. C'est surtout qu'une partie de la population, aujourd'hui, n'est même plus en mesure de travailler. Alors, il y a trois façons pour changer la vie. La première, l'école. La seconde, l'école. La troisième, l'école. C'est la seule solution pour changer la puissance des faits sur l'enfant et l'arracher à l'évidence de sa condition.
Là-bas ? On ne sait pas où c'est. On ne sait pas comment c'est. Seule certitude : on ne sera pas tout seul, car beaucoup y sont allés avant nous. Alors, pas de panique.
Identité. Nom : Goldman, prénom : Jean-Jacques, âge : 44 ans, astro : balance, enfants : 3, signe particulier : a accepté de faire la couverture de "faim de siècle".
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