Goldman, le passeur
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Goldman, le passeur
Le Vif / L'Express, 3 octobre 1997
Philippe Cornet
Retranscription de Gaël Maire
Avec "En passant", Goldman reprend sa route sans Jones ni Fredericks, mais avec une ferveur et une intelligence propices à l'ecriture de nouveaux classiques goldmaniens.
On le retrouve extrêmement mince dans sa chemise à petits carreaux, réservé. Jusqu'à ce qu'une question l'intéresse vraiment ou l'entraîne dans un sourire qu'il consomme avec beaucoup de charisme naturel. Si l'on dit que JJG est un chanteur intelligent, ce n'est pas seulement parce que ces morceaux expriment avec une finesse un regard adulte sur quelques préoccupations sociales ou personnelles, mais parce que la pertinence de ses réflexions ne s'embarrasse d'aucune idée préconçue. Son dernier et très beau disque "En passant" digère la quarantaine et exprime un état de choses qui coïncide également avec un état de grâce.
Philippe Cornet : Les succès écrits pour d'autres comme Khaled ou Céline Dion ne renforcent-ils pas votre côté casanier, rejoignant l'idée que vous aviez du début, lorsque vous travailliez encore dans le magasin de sports familial à Montrouge : rester derrière le comptoir et écrire pour les autres ?
Jean-Jacques Goldman : Non, c'est plutôt une sorte d'aboutissement, sauf que n'importe qui pensant alors à un tel succes aurait été fou. C'était normal de ne pas l'imaginer. La raison d'"En passant" est extrêmement simple : je pense être l'interprète idéal pour chanter les morceaux qui y sont, elles sont imaginables dans la bouche d'autres, mais ils le feraient moins bien. De la même façon que je ferais moins bien "Aïcha" ou une chanson interprétée par Céline Dion.
Philippe Cornet : Plus que jamais, plusieurs morceaux placent une certaine mélancolie juive à l'avant-plan!
Jean-Jacques Goldman : Cela me surprend un peu que vous disiez cela. En tout cas, cela doit être sur un mode complètement inconscient, pas formulé. En général, la culture juive s'exprime par exemple dans le sens de l'humour, mais ici ?
Philippe Cornet : Natacha, par exemple !
Jean-Jacques Goldman : Je sens "Natacha" plus slave que juif, assez russe même : il y a de l'alcool, cette triste gaieté, plus désespérée que celle des Juifs. Une esthétique de la mélancolique ? Peut-être. Il y a une façon de voir l'existence dans laquelle j'ai forcément trempé et qui m'a forgé.
Philippe Cornet : Votre père est né à Lublin, en Pologne, vous n'y êtes jamais retourné ?
Jean-Jacques Goldman : Non et je n'irai jamais en Pologne. Mon père détestait la Pologne, c'est tout ce qu'il a voulu fuir, l'holocauste, mais aussi le judaïsme "victime" : il a oublié le polonais, ne l'a plus jamais parlé. C'était une fuite, presque un "acte militant". Je me sens un peu effrayé par ce pays.
Philippe Cornet : Education athée ?
Jean-Jacques Goldman : Tres athée, mon père était communiste et, comme on le sait, la religion est l'opium du peuple [il rigole].
Philippe Cornet : Justement, comment avez-vous réagi à la récente venue du pape en France ?
Jean-Jacques Goldman : A la venue du pape, de facon un peu indifférente, comme tout le monde je crois. Mais à un tel rassemblement, de façon extrêmement attentive : j'ai trouvé étonnant qu'un million de personnes se rassemblent pour autre chose que la vie matérielle. C'est un signe que j'avais un peu oublié. Le fait qu'elles se posent une autre question que : "Que sera la prochaine paire de Nike ?" [rire], j'ai trouvé cela réconfortant. Quant à la médiatisation... je sais que les médias sont une espèce de pouvoir qui passe du coq à l'âne, du pape à Diana, de Mère Theresa à l'Algérie, en fonction de l'appétit du chaland. Il n'y a aucune morale ni aucun ordre de choses à attendre. Personne ne pilote l'avion, il n'y a que le temps et les gens eux-mêmes qui donnent de l'importance aux choses, en tout cas pas les médias, ils suivent l'appétit du lecteur ou du taux d'audience.
Philippe Cornet : Votre musique est un langage spirituel mais détaché de tout prosélytisme.
Jean-Jacques Goldman : La religion n'a rien à voir avec la question de Dieu, tout le monde sait que la religion, c'est des règles de base instaurées pour faire passer des règles sociales qui font peur aux gens. Mais pour les personnes qui sont, disons, autodisciplinées par l'éducation et la connaissance, les problèmes spirituels ne se développent pas forcément dans le cadre d'une religion, ils n'ont pas besoin de cela pour ne pas voler ou pour ne pas désirer la femme du prochain. Ce qui reste à prouver d'ailleurs [rires].
Philippe Cornet : Votre premier disque sous le nom des Red Mountains Gospellers avait été produit avec l'aide d'un prêtre. Quel était le contexte de cette époque-là ?
Jean-Jacques Goldman : J'avais 15 ans et un copain qui jouait de la guitare blues faisait partie d'une paroisse à Montrouge, là où j'habitais : il avait besoin d'un organiste. On a donc commencé à répéter des gospels et à jouer dans les églises. Le prêtre voyant la réussite de ce groupe et ce qui nous fédérait, nous a proposé d'enregistrer un petit disque vendu à la sortie des messes. Donc j'allais à la messe, mais au lieu de chanter des psaumes, je faisais du gospel, avec une batterie !
Philippe Cornet : Vous avez une idée précise de l'identité de votre public ?
Jean-Jacques Goldman : La question est : ceux qui s'intéressent à moi, sont-ils plus civiques que les autres ? Je pense que ce sont des gens assez intégrés à la société et qui en acceptent plus ou moins les règles. Ce ne sont pas des rebelles, je crois, de la même façon que je ne le suis pas.
Philippe Cornet : "Toutes nos défaites ont faim de nous", c'est beau.
Jean-Jacques Goldman : Mmmhhh.
Philippe Cornet : Les compliments sont embarrassants !
Jean-Jacques Goldman : Oui.
Philippe Cornet : Pas grave ! "Le temps qui passe ne guérit de rien", cela fait appel à la mémoire et vous place en position de "passeur"...
Jean-Jacques Goldman : Un passeur dans quel sens?
Philippe Cornet : Celui qui amène le grand public vers certaines idées, certains éclaircissements, sans être prédicateur.
Jean-Jacques Goldman : Passeur : j'adore ce mot, j'adore ce mot [l'air extasié]. C'est fou parce que c'est une discussion que j'ai eue très récemment avec pas mal d'amis : la question étant celle qu'on se pose quand on a 45 ans : "Que faut-il faire de sa vie au moment où on a le choix ?" Je prenais comme référence le bouquin d'Herman Hesse, "Sidarta", qui est, je crois, la vie de Bouddha, ou, à la fin, apres avoir été un ascète, apres avoir été un jouisseur, après avoir été un martyr, le personnage devient passeur. Il revient voir un type qui avait un radeau dont le métier était d'amener des gens d'une berge à une autre rive. C'est comme cela qu'il décide de finir sa vie, c'est étrange que ce mot vienne dans la conversation !
Philippe Cornet : La France, patrie des droits de l'homme, avec le parti d'extreme droite le plus puissant d'Europe. Comment vous y sentez-vous?
Jean-Jacques Goldman : Je pense qu'il y a très peu de votants du Front National qui en sont réellement sympathisants, peut-être 2 ou 3 %. La classe politique est en train de se ressaisir, le score du FN est à la mesure de la déliquescence et du dévoiement de la vie politique de 1981 à maintenant. Et surtout de la perte d'espoir. Le Front National ne pousse pas sur Le Pen mais sur Tapie, ça j'en suis absolument sûr. En France, les anticorps sont vraiment très, très puissants. En France, de grands problèmes traités partout ailleurs ne l'ont pas été : il y a de grands hommes, il faut bien qu'il y en ait de plus petits.
Philippe Cornet : Vous vous situez où là-dedans ?
Jean-Jacques Goldman : Comme un citoyen qui fait ce qu'il pense et qui ne se donne pas le droit, parce qu'il écrit des chansonnettes, de dire aux gens ce qu'ils ont à faire. Quelqu'un qui a malgré tout confiance dans les réactions saines de la population.
Philippe Cornet : Qu'est-ce qui vous pousse à écrire pour les autres?
Jean-Jacques Goldman : Il faut obligatoirement que la voix m'intéresse : j'ai presque uniquement composé pour des chanteurs à voix, pour moi, c'est important. Et il faut que les personnages m'intéressent, qu'ils aient une part d'authenticité. Céline, c'est une vraie petite chanteuse : à 6 ans, elle montait sur les tables et chantait. Et puis, il faut que j'aie l'impression que je peux leur apporter quelque chose. Pour Céline, c'était clair, là, c'est moi qui étais demandeur. Je savais que je pouvais lui apporter quelque chose.
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