Jean-Jacques Goldman, le discret aux doigts d'oir
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Jean-Jacques Goldman, le discret aux doigts d'oir
La Presse, 14 mars 1998
Louis-Bernard Robitaille
Retranscription de Monique Hudlot
Jean-Jacques Goldman, l'homme discret, est en même temps l'un des plus gros vendeurs de disques en France, depuis une quinzaine d'années : "Je n'ai jamais été numéro un pour les ventes", tient-il à préciser quand je le vois chez Sony-France, à quelques jours de la sortie au Québec de son dernier disque, "En passant". "Mais, admet-il, il y a une relation de fidélité avec le public".
C'est le moins qu'on puisse dire : après plusieurs années de galère (un peu comme Patrick Bruel) Goldman a soudain explosé il y a une quinzaine d'années, quand il avait déjà trente ans. Depuis, il a accumulé les "tubes", dont certains ont été numéro un l'année de leur sortie ; chacun de ses albums a largement passé le million de copies, et "En passant" - en demi-teintes, plus grave que les précédents et fort beau - s'est tout naturellement installé en tête des ventes l'automne dernier en France. Pour la petite histoire, un magazine financier le plaçait récemment en tête des chanteurs pour les droits d'auteurs et les cachets, avec 20 millions de francs (environ 4,5 millions $) dans l'année.
Car depuis quatre ou cinq ans, ce fabricant de chansons aux doigts d'or s'est amusé à faire des chansons (paroles, musique et arrangements) pour d'autres : des tubes et des disques platine de tous les côtés. Dans tous les genres. Des chansons pour Patricia Kaas, et en même temps un gigantesque succès pour l'Algérien Khaled, "Aïcha". Un album plein de profondeur pour Johnny Hallyday. Et, bien entendu, le fameux "D'eux", qui reste de loin le meilleur disque de Céline Dion, et a enregistré les plus fortes ventes de l'histoire des variétés francophones : 6 millions de copies, dont 4 millions en France : "Céline, me dit-il, est la plus fabuleuse interprète que j'aie eue pour mes chansons, je n'en aurai jamais de meilleure".
Ces jours-ci, justement, Céline Dion et lui venaient de terminer "les voix" du prochain album signé de lui : "On fera les derniers choix de chansons et je mixerai en juin", dit-il. L'album ne sortira qu'en septembre, pour des raisons de stratégie Sony: il ne faut pas nuire à la carrière actuelle de l'album en anglais. Quant à Goldman, s'il se prêtait aux interviews hier après-midi, c'est que de son côté, son disque sortait au Québec, où il était resté jusque-là un vendeur très marginal.
Mais l'auteur-compositeur n'aurait-il pas entre-temps, avec tous ces triomphes, enterré le chanteur lui-même ? Chez Sony on me rassure : le cap du million de copies est depuis longtemps dépassé, et les "singles" de l'album continuent de tourner.
Goldman, même s'il ne crache pas sur le succès, ne s'occupe ni des chiffres, et ne se sent pas en compétition.
"Les succès de mes interprètes ne me portent pas du tout ombrage, dit- il. Au départ, si je suis devenu chanteur de mes chansons, c'est par obligation : je voulais faire des chansons pour les autres, mais je ne parvenais pas à les placer. Alors je les ai chantées moi-même, même si je ne suis pas du tout un grand interprète. Et j'ai pris goût à la scène. Mais ce que je préfère par-dessus tout, c'est l'écriture des chansons et le travail en studio".
Il est d'autant moins "jaloux" des triomphes des autres que, "très franchement, les chansons que je fais pour Céline, pour Johnny, Patricia Kaas ou Khaled, je serais moi-même incapable de les interpréter".
S'il n'est pas obsédé par le besoin de battre des records, c'est qu'il considère déjà sa vie actuelle comme un rêve réalisé : "Si je n'avais pas réussi, dit-il, j'aurais quand même fait de la musique tous les week-ends chez moi, et j'aurais enregistré des disques comme d'autres jouent au golf".
Il savoure donc la liberté absolue qu'il a conquise. Ce dernier album - où plusieurs mélodies sont remarquables, et où les textes sont superbes et travaillés - il a mis quatre ans à le faire, à son rythme, sans se presser, sans même chercher de but précis : "On me dit que c'est plus mélancolique. Peut-être. Ce sont les chansons d'un homme de 46 ans. Mais je n'ai pas de message, je ne sais même pas comment viennent les chansons. Pourquoi vient telle chanson à tel moment ? C'est une question de couleur, de contexte. Un disque parle de ce que j'ai vécu au cours des quatre dernières années… Qu'est-ce qui fait le succès d'une chanson ? D'abord la musique, sans le moindre doute : on succombe à une impression, au mélange des voix et des arrangements. C'est vrai pour une chanson, qui fonctionne dans l'immédiat, dans le subjectif. Mais, en France du moins, une carrière se fait sur les textes".
Son père était un immigrant juif polonais, communiste puis déçu du communisme. Son demi-frère, Pierre, douze ans plus vieux que lui, militant communiste devenu aventurier, a été assassiné en 1980 par un mystérieux commando d'extrême-droite. L'arrière-plan est chargé, mais Goldman se défend énergiquement, aussi bien d'être en quoi que ce soit un militant, ou même de constituer un cas : "Si je suis un cas, c'est que tout le monde est un cas : Bruel, qui n'a pas connu son père, Cabrel qui est un campagnard, Johnny qui a été star à 17 ans…"
Lui est musicien et rien d'autre. Quand il écrit pour des interprètes, ce n'est même pas par affinité personnelle : "Je me décide sur la personnalité d'un artiste. Plus exactement sur sa voix, ce qui est la même chose. En général je ne les connais pas avant : je les adopte comme artiste. Après, je travaille, je ne vis pas avec eux. Je me mets à leur service : en cherchant à savoir qui ils sont, à qui ils s'adressent, qu'est-ce que je peux leur apporter…"
Si la rencontre de Goldman et Céline s'est faite, c'est donc sur une question de voix, pour ne pas dire de pur feeling - et cette rencontre a fait un effet comparable à la collision entre la Terre et un astéroïde de deux kilomètres carrés. Après quoi Goldman est rentré dans sa banlieue de Montrouge pour se remettre à son hobby : des chansons pour lui tout seul… et un ou deux millions d'amateurs fidèles.
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