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Trois balles pour Pierre Goldman
(Le Monde, 19 septembre 1999)

Trois balles pour Pierre Goldman
Le Monde, 19 septembre 1999
Luc Rosenzweig

Il y a vingt ans était assassinée à Paris une figure de l'extrême gauche. L'auteur de "Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France", ancien gangster, journaliste et écrivain, avait été condamné puis acquitté pour un double meurtre. Sa mort, jamais élucidée, souleva une immense émotion.

Le 20 septembre 1979, vers 13 heures, trois coups de feu claquent sur la place de l'Abbé-Georges-Hénocque, dans le XIIIe arrondissement de Paris. Atteint d'une première balle dans le dos, un homme jeune, très brun, de taille moyenne, le cheveu ras se serait, selon les témoins de la scène, retourné pour regarder son meurtrier dans les yeux, avant de mourir, atteint de deux autres projectiles tirés par un complice. L'existence de Pierre Goldman, trente-cinq ans, journaliste, écrivain, "juif polonais né en France", ancien gangster et ex-taulard s'achevait tragiquement. Cette fin s'inscrivait dans le droit fil d'une vie tout entière marquée par la tragédie et la mort, la fatalité d'un destin auquel une génération d'intellectuels de gauche s'est identifiée avant de rejoindre les cabinets ministériels, les rédactions des grands journaux ou les chaires d'université... Cet assassinat était revendiqué par une mystérieuse organisation "Honneur de la police", qui s'était déjà signalée par un attentat commis le 8 mai 1979 contre la voiture de Maurice Lourdez, un responsable du service d'ordre de la CGT. "Pierre Goldman a payé ses crimes, la justice du pouvoir ayant montré une nouvelle fois son laxisme", est-il écrit dans un communiqué envoyé aux agences de presse.

A s'en tenir là, le mobile de cet attentat était limpide et ses auteurs devaient être recherchés dans cette fraction d'extrême droite de l'appareil policier qui prônait la "légitime défense", dénonçait la mansuétude des magistrats à l'égard des criminels et contestait l'orientation trop favorable à la gauche des syndicats majoritaires dans la police. D'autres hypothèses, pourtant, étaient lancées, se fondant sur la personnalité complexe de Pierre Goldman, sur ses fréquentations dans les derniers mois de sa vie, ses liens renoués avec certains caïds du milieu connus en prison ou avec des révolutionnaires sud-américains passés de la guérilla au grand banditisme. On parla même d'un règlement de compte de terroristes basques de l'ETA, qui auraient été roulés par Pierre Goldman dans une affaire de trafic d'armes.

Le commissaire divisionnaire Charles Pellegrini, à l'époque responsable de l'Office central de répression du banditisme (OCRB), estime aujourd'hui que cet assassinat doit être attribué à "une partie très fascisante de la police, qui était tout à fait capable de manipuler des voyous. Nous n'avons pas pu établir de liens avec des policiers en activité, pas plus à propos du meurtre de Goldman que des menaces adressées par "Honneur de la police", quelques années plus tard, au ministre de l'intérieur Gaston Defferre sous la forme de deux balles de 357 magnum envoyées par la poste. Les autres hypothèses avancées au lendemain de l'attentat semblent aujourd'hui peu crédibles aux yeux des responsables policiers de l'époque : "Il faut se souvenir qu'en ce temps-là la guerre des polices faisait rage entre les divers services du ministère de l'intérieur et de la préfecture de police de Paris. L'intoxication, le lancement de fausses rumeurs pour brouiller les pistes étaient monnaie courante", souligne encore Charles Pellegrini.

Plusieurs noms d'indicateurs de police, soupçonnés d'avoir participé à l'attentat du 20 septembre, ont été avancés par la suite, mais ils furent mis hors de cause, ou emportèrent leur secret dans la tombe, victimes de règlements de compte du milieu, comme Didier Barone, un informateur du commissaire Lucien Aimé-Blanc, autre patron de l'OCRB.

L'émotion suscitée par la mort de Pierre Goldman fut exceptionnelle. Elle s'exprima naturellement avec le plus de force dans sa "famille" politique et intellectuelle, celle de l'extrême gauche radicale, comme en témoigne l'éditorial de Serge July, publié au lendemain de sa mort dans Libération, qui était encore, à l'époque, un quotidien catalogué comme "gauchiste" : "J'entends l'aboiement assourdissant des tueurs, qui, ce matin, à une terrasse de café parcourent la presse à la recherche du récit de leurs exploits. J'entends le ricanement imbécile des salauds pour qui Goldman combinait tous les traits de l'homme à abattre : juif, aimant les Noirs, révolutionnaire, taulard, écrivain, ce qui est naturellement une circonstance aggravante, et surtout, pire que tout, l'homme qui avait échappé à la peine de mort pour un crime qu'il niait, une accusation terrible dont la justice l'avait acquitté. A sa manière Pierre Goldman avait le visage d'un portrait-robot. Il ressemblait à tout ce que haïssent les imbéciles", écrivait alors le directeur de Libération.

Mais dans la droite intellectuelle aussi, cette mort brutale fut parfois douloureusement ressentie : "Il est très probable que les justiciers qui ont abattu Pierre Goldman n'ont pas lu son livre Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France, écrit ainsi Jean Dutourd. S'ils l'avaient lu, ils auraient hésité à appuyer sur la détente de leur arme car ils y auraient trouvé une preuve irréfutable : celle que Goldman n'avait pas commis les crimes pour lesquels il avait été condamné".

Quel fut ce crime, nié farouchement par Pierre Goldman, pour lequel il allait être tout d'abord condamné à la réclusion criminelle à perpétuité, puis acquitté, avant de tomber sous les balles de "vengeurs" persuadés qu'il en était l'auteur ? Le 19 décembre 1969, une pharmacienne et sa préparatrice sont tuées par balles lors d'un braquage de leur officine boulevard Richard-Lenoir à Paris. Un client échappe par miracle à la mort, et un agent de police, le brigadier Quinet, est grièvement blessé en tentant de ceinturer l'un des agresseurs. Les soupçons des enquêteurs, informés par une "balance" fréquentant les milieux antillais, se portent sur un insoumis issu de la mouvance gauchiste, revenu clandestinement en France après un séjour en Amérique latine.

Pierre Goldman est déjà, comme on dit, "connu des services de police", pour s'être soustrait aux obligations militaires, mais aussi pour avoir été l'organisateur du service d'ordre de l'Union des étudiants communistes (UEC) lors des affrontements, à l'occasion de manifestations contre la guerre d'Algérie, avec la police et les groupes d'extrême droite au début des années 60. Les séquelles du mouvement de mai 1968, auquel Pierre Goldman n'a pas participé, à l'inverse de ses anciens camarades de l'UEC comme Serge July, Marc Kravetz, Jean-Louis Peninou ou Bernard Kouchner, font régner à cette époque une ambiance de complots et de paranoïa chez les "révolutionnaires" comme dans les forces de police. Le ministre de l'intérieur, Raymond Marcellin, fait la "chasse aux gauchistes", dont les organisations sont dissoutes, et les maoïstes de la Gauche prolétarienne d'Alain Geismar et Benny Lévy se préparent, dans une semi-clandestinité, à la guerre civile et à une "nouvelle résistance".

Dans ce contexte, du point de vue des policiers, Goldman fait un coupable idéal dans l'affaire du boulevard Richard-Lenoir. Un coupable d'autant plus crédible que ce militant politique avait franchi la ligne : il était devenu gangster et commet trois hold-up à main armée en moins d'un mois, ce fameux mois de décembre 1969, où il lit dans France-Soir le compte rendu de l'affaire de la pharmacie : "Mon récit entre à cet instant dans une autre fatalité dont je fus aussi l'artisan", écrit Goldman, évoquant cette période dans Souvenirs obscurs... : "Le lecteur doit, s'il veut en capter le sens, y appliquer un double regard. Cette fatalité n'était pas d'un destin, ni d'une puissance divine. Elle venait de moi, encore que j'en fusse le vassal. J'étais poussé vers ce double homicide. Je ne l'avais pas commis, mais il me sollicitait d'un réseau de signes où j'allais m'emprisonner. Je l'ignorais, mais je sentais qu'un souffle étrange m'aspirait vers le gouffre de ces meurtres."

Pierre Goldman fut arrêté le 8 avril 1970, près du carrefour de l'Odéon. Il sortait de chez son ami le psychanalyste et philosophe Félix Guattari, qui habitait rue de Condé, pour se rendre chez un autre de ses proches, Marc Kravetz, ancien dirigeant de l'UNEF, rue de l'Odéon. Décidé à quitter à nouveau la France, il était venu dire adieu à ces compagnons qui s'inquiétaient de sa double dérive : son basculement dans la folie et son immersion dans les milieux du banditisme crapuleux. Pour les policiers, que les subtilités de la métaphysique existentielle de Pierre Goldman laissaient de marbre, il fallait qu'il fût coupable. Ils firent tout ce qui était en leur pouvoir pour le confondre, en dépit du manque de preuves matérielles et de la fragilité des témoignages incriminant Goldman. Pour ses amis, ses anciens camarades militants communistes de la Sorbonne, il fallait qu'il fût innocent, en dépit des doutes qui assaillaient nombre d'entre eux. Ils mobilisèrent le ban et l'arrière-ban des intellectuels de gauche pour s'insurger publiquement contre une injustice qui prenait l'allure d'une affaire Dreyfus, opposant la vérité de l'innocence à la raison d'Etat policière.

L'affrontement entre ces deux convictions allait durer dix ans. Les premiers triomphèrent lors du premier procès devant la cour d'assises de Paris, le 14 décembre 1974 : reconnu coupable du double meurtre, Pierre Goldman était condamné à la réclusion criminelle à perpétuité. Dix-huit mois plus tard, après que le procès eut été cassé, il était reconnu innocent de ce crime par la cour d'assises de la Somme, qui le condamnait néanmoins à douze années de prison pour les hold-up reconnus par lui. Libéré en 1976, il allait être père lorsque trois balles de calibre 11,43 empêchèrent à jamais qu'il connaisse ce fils, Manuel, qu'il idolâtrait déjà avant qu'il fût né comme "métis de juif et de nègre".

Pénalement innocent, mais civilement coupable...

La condamnation, le 14 décembre 1974, de Pierre Goldman à la réclusion criminelle à perpétuité avait provoqué un tel tumulte dans l'assistance que les magistrats avaient reporté à quinzaine l'audience civile qui, normalement, suit immédiatement l'arrêt pénal, et fait droit aux demandes de dommages et intérêts des victimes. Pierre Goldman fut ainsi condamné à verser 120 000 francs à l'agent de police Quinet, blessé dans l'affaire du boulevard Richard-Lenoir. La défense de Goldman se pourvut immédiatement en cassation pour la condamnation pénale, mais omit de le faire pour l'arrêt civil.

Ainsi l'agent Quinet demanda, après la sortie de prison d'un Goldman pénalement innocenté dans cette affaire, la saisie des droits d'auteur de ce dernier. Une nouvelle série de procès s'ensuivit, qui se termina, après la mort de Pierre Goldman, par un arrêt de la Cour de cassation indiquant que la condamnation civile avait acquis l'autorité de la chose jugée. Les héritiers d'un homme réputé innocent furent donc contraints de verser la somme allouée à la victime d'un crime qu'il n'avait pas commis aux yeux de la loi, grossie des intérêts.

Chronologie

22 juillet 1944 : naissance à Lyon de Pierre Goldman, fils de deux résistants juifs polonais vivant dans la clandestinité. Sa mère retourna en Pologne après la guerre et Pierre fut reconnu par sa belle-mère, que son père épousa en 1949. De cette union naquirent deux autres enfants, Evelyne, qui devint médecin, et Jean-Jacques, aujourd'hui chanteur et compositeur [NDJMF : Et Robert, il sent le pâté ?!?].

1959 : il adhère aux Jeunesses communistes au lycée d'Evreux (Eure) où il passe son baccalauréat après avoir été expulsé de plusieurs établissements pour indiscipline.

1963 : il s'inscrit comme auditeur libre à l'Ecole pratique des hautes études et adhère au cercle de philosophie de l'Union des étudiants communistes de la Sorbonne.

1967 : départ pour Cuba puis pour le Venezuela, où Goldman rejoint un groupe de guérilleros anti-impérialistes. Lorsque l'échec militaire et politique de ce groupe devient patent, en septembre 1969, il revient à Paris, dans la clandestinité car il est recherché pour insoumission.

Décembre 1969 : Pierre Goldman commet trois hold-up à main armée pour se procurer de l'argent. Il est soupçonné du braquage d'une pharmacie, boulevard Richard-Lenoir, au cours duquel la pharmacienne et son assistante sont tuées et un agent de police grièvement blessé.

8 avril 1970 : arrestation de Pierre Goldman à Paris.

14 décembre 1974 : reconnu coupable du meurtre des pharmaciennes, il est condamné à la réclusion criminelle à vie par la cour d'assises de Paris.

20 novembre 1975 : la Cour de cassation annule cet arrêt. Entre-temps a paru au Seuil Souvenirs obscurs d'un juif polonais né en France.

4 mai 1976 : la cour d'assises de la Somme l'innocente dans l'affaire du boulevard Richard-Lenoir, mais le condamne à douze ans de réclusion criminelle pour les trois agressions qu'il a reconnues.

5 octobre 1976 : Pierre Goldman bénéficie d'une mesure de libération anticipée.

20 septembre 1979 : il est tué par balles dans le 13e arrondissement de Paris. L'assassinat est revendiqué par un groupe intitulé "Honneur de la police". L'enquête sur cet assassinat ne parviendra pas à identifier ses auteurs.


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