La norme Goldman
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La norme Goldman
Libération, le 23 novembre 2001
Ludovic Perrin
Le patron de la variété française sort "Chansons pour les pieds". Décryptage d'un système.
"Chansons pour les pieds", airs de bal
Jean-Jacques Goldman sort un nouvel album. Voilà l'occasion de souffler avec lui des bougies : ses 50 ans, son récent mariage à Marseille et ses vingt ans de carrière. Rien n'est pourtant aussi simple chez ce chanteur qui présente ses confrères, Maxime Le Forestier et Gérald de Palmas, par leurs prénoms dans sa dernière production. On peut afficher cette décontraction et néanmoins entretenir quelque mépris à l'égard de la presse écrite. Il y aurait donc les "vraies" gens - la masse confuse, abstraite, théorique du public - et les "fausses" gens - les journalistes. Ainsi, pour obtenir audience, une lettre de motivation doit être faxée à la maison de disques qui transmet aux éditions JRG, situées dans le fief à Montrouge. On sait les conditions que pose Jean-Jacques Goldman : pas de "une" et relecture de l'article avant parution.
"Le public contre la presse"
"Dès le début, il y a non-communication avec la presse généraliste, rappelle le biographe Didier Varrod. Elle voyait en lui un chanteur à minettes, avec des textes à deux balles. Pour moi, c'est un vrai auteur. Il a su parler aux jeunes. Il pense d'ailleurs qu'écrire pour des adolescents est tout aussi respectable que pour des trentenaires. C'est pour cette raison qu'il s'est toujours rendu disponible pour la presse jeune, Salut... etc.". "Sa relation aux médias relève d'une déception amoureuse, note de son côté un journaliste souhaitant garder l'anonymat (comme d'ailleurs la majorité des personnes sollicitées pour un entretien). Comme beaucoup d'artistes de gauche, Goldman pensait que les journaux de même sensibilité politique le soutiendraient. Ça n'a pas été le cas. Au contraire, ces médias l'ont vu se fourvoyer dans la démagogie. Sur le moment, il n'y a pas eu de stratégie de sa part pour contrecarrer ces critiques. Il les a prises de face. Ensuite, il s'est servi de ces articles pour retourner le public contre la presse." Ces articles, Jean-Jacques Goldman les a cités dans une publicité qu'il s'est payée dans les supports concernés après le papier de Patrice Delbourg dans l'Evénement du jeudi, intitulé "Jean-Jacques Goldman est vraiment nul!" C'était le 5 décembre 1985. Des quotidiens aux émissions de Thierry Ardisson, un débat existait alors autour des chanteurs de variétés. Depuis, l'entourage et les murs de Sony tremblent à l'idée d'un retour de flamme.
Impossible, dans un tel contexte parano, de se procurer le single Ensemble diffusé depuis quelques semaines en radio. Impossible d'écouter le dernier album, Chansons pour les pieds, avant sa sortie publique (une contrainte que ne pratique même pas Madonna ou Michael Jackson), mardi dernier. Si cet artiste légendaire par sa discrétion sème autant le trouble, c'est qu'il représente un véritable poids économique dans l'industrie du disque. En quelques années, le propriétaire d'un hôtel particulier dans le quartier chic de Saint-Sulpice est devenu le "seul chanteur français milliardaire", selon un producteur de disques resté lui aussi anonyme.
Auteur à tubes
Depuis Il suffira d'un signe, en 1981, Jean-Jacques Goldman a connu un succès croissant. Les ventes de ses disques évoluent autour de l'album de diamant (un million d'exemplaires). Mais la formule vaut aussi en faveur des artistes pour lesquels Goldman écrit, parfois sous pseudonymes (Sam Brewski, O'Medor [sic]). Depuis l'album Gang, pour Johnny Hallyday, Goldman n'a cessé d'être sollicité, avec cette capacité à s'adapter à des interprètes aussi divers que Patricia Kaas, Khaled, Marc Lavoine, Gérald de Palmas, Florent Pagny ou Joe Cocker. Inspiré, cela donne Laura, Il me dit que je suis belle, Aïcha, J'en rêve encore. Jackpot avec Céline Dion: sa chanson Pour que tu m'aimes encore a détrôné en 1995 le Boléro de Ravel (une des oeuvres les plus diffusées au monde) au classement des droits Sacem. C'est aussi une des rares chansons à avoir été interprétée en français sur un plateau de télé américaine. Ecrit et réalisé en majeure partie par Jean-Jacques Goldman, l'album abritant ce tube, D'Eux, se serait vendu à 5 millions d'exemplaires. Ce succès a valu au Français une percée internationale, avec les adaptations de ses chansons sur les albums anglophones de l'une des premières vendeuses de disques au monde.
Ce savoir-faire permet à Jean-Jacques Goldman d'imposer des conditions exceptionnelles à sa maison de disques. Les contrats sont négociés par Robert Goldman, son frère cadet. "Son taux de royalties est un des plus élevés qu'ait connu l'histoire de l'industrie musicale en France, confie un anonyme du métier. Pour une maison de disques, un tel chiffre d'affaires permet d'épurer les frais fixes, d'augmenter sa force de frappe dans les magasins, de gagner des parts de marché, donc de satisfaire ses actionnaires quand on est une entreprise cotée en Bourse. Cela ouvre aussi le dialogue avec les concurrents. Quand la maison de disques de Johnny Hallyday a besoin de chansons de Goldman, elle s'adresse à Sony Music."
Reconnaissance tardive
Depuis vingt ans, Jean-Jacques Goldman n'a jamais démordu du succès. Dix années d'apprentissage lui ont auparavant appris à structurer ses hits, mélanges de blues et de rock progressif en français. En 1973, le jeune guitariste et chanteur se produit avec Taï Phong. Trois albums et un succès, Sister Jane, verront le jour jusqu'à la fin du groupe en 1979. Parallèlement, Goldman s'essaie à une carrière de chanteur. Les trois 45- tours parus chez WEA ne convaincront guère: voix suraiguë et compositions tièdes. "A l'origine, c'est un fan de gospel et de blues, resitue un critique. Il a dû mal vivre d'être considéré comme un simple chanteur de variétés. Pour y répondre, il a fondé le trio Fredericks-Goldman-Jones. On lui refusait une authenticité. Soit. Il allait la chercher ailleurs, auprès d'une chanteuse noire américaine et d'un guitariste gallois".
Jean-Jacques Goldman, qui dirige alors avec son jeune frère un magasin d'articles de sport à Montrouge, pense à cette époque se reconvertir dans une carrière d'auteur-compositeur. Une rencontre va le remettre sur les rails. Marc Lumbroso, aujourd'hui à la tête d'EMI France, découvre dans une émission de sélection pour l'Eurovision la chanson d'une prétendante. Coup de fil à la Sacem : l'auteur-compositeur se nomme Jean-Jacques Goldman. Durant presque neuf mois, le jeune éditeur va tenter de placer des chansons à des interprètes. Sans succès. Goldman décide de rechanter. Un an plus tard, le label Epic chez CBS (depuis racheté par Sony) signe avec le chanteur de 30 ans. "Il a probablement souffert d'avoir mis tant de temps à atteindre la reconnaissance, confie un proche. Les artistes qui ont réussi plus tard qu'ils ne le souhaitaient, gardent en eux une amertume inexpugnable. Gainsbourg était comme ça. Goldman a beau être colossalement riche, rien ne pourra racheter le mal-être de ces années durant lesquelles il s'est senti humilié, blessé."
Il suffira d'un signe, premier single cabalistique de l'album fondateur, ouvre la brèche à une série de tubes, pêle-mêle : Comme toi, Au bout de mes rêves, Je marche seul, Envole-moi, Quand la musique est bonne, Là- bas, Encore un matin, Je te donne ... Outre un talent de mélodiste, se révèle la verve d'un auteur populaire imposant des licences d'usage en figures de style. C'est Envole-moi ou Sache que je.
"Convictions profondes"
Jusqu'à ses 20 ans, Jean-Jacques Goldman n'avait pourtant jamais envisagé d'écrire en français. La révélation vient au début des années 70, lors d'un concert de Léo Ferré avec le groupe Zoo. Reste sûrement de cette découverte l'envie de délivrer un propos. Ce que ce fils de communiste fait par l'emploi de slogans sociétaux (Elle a fait un bébé toute seule, la Vie par procuration). "Ses engagements à lui sont plutôt discrets, poursuit Didier Varrod. Ils correspondent à des convictions profondes. Il a un grand respect pour la vie associative, la prise en charge citoyenne. Pour lui, l'Etat ne peut se substituer à tous les problèmes. C'est le rôle des Restos du cour."
Le talent c'est aussi de faire monter le talent. "L'homme est plus complexe que l'image qu'il voudrait renvoyer, celle d'un mec gratouillant sa guitare avec ses potes, analyse un professionnel. Ce n'est pas Francis Cabrel. Jean-Jacques Goldman a bâti sa carrière autour d'une stratégie de communication basée sur l'humilité, la modestie, la simplicité. Cette image correspond bien évidemment à un message. Quand il chante "Je te donne toutes mes différences", il ne faut y voir que la sincérité d'un chanteur aux yeux humides. Alors que le chanteur en question a fait des études de commerce (l'Edhec, à Lille) et que ces questions-là l'intéressent. Il est même devenu un modèle de communication pour pas mal de chanteurs. Goldman, c'est ça, du marketing qui apparaît comme du non- marketing. Quelle idée a-t-il véritablement de lui ?" Mardi 20 novembre, le Parisien démontait en une les rouages de la machinerie Goldman. Premières fissures ? Fin d'un système ?
[Encart]
Combien pèse-t-il ? C'est un disque lourd avec son boîtier de métal. Quatre ans après le blues rock traditionnel d'En passant, le pair de Berger et de Balavoine revient à ce qu'il a toujours ambitionné, écrire pour faire danser. C'est le but avoué d'un artiste célébré dans les plus grosses tournées françaises.
Réalisé avec Erick Benzi, Chansons pour les pieds (pour l'épier ?) propose douze variations sur les planchers de bal. Autour d'une dance gaélique, le disque encadre de folklore médiéviste quelques chansons et boogie familiers. Ça commence avec Ensemble, hymne œcuménique en rotation radio depuis quelques jours. Ce canon avec Maxime Le Forestier et Gérald de Palmas rappelle les visions associatives de l'artiste. Le premier écrivait en 1975 la Vie d'un homme, en soutien à l'aîné demi-frère Pierre Goldman en procès. Aujourd'hui, avec les Restos du cœur, Le Forestier suit au côté de Goldman ses engagements poético-politiques.
Les pieds, c'est aussi compter ses syllabes et rimes. Avec une propension à la prolixité et à la généralisation (emploi du "on" collectif), le ménestrel se livre moins qu'il ne prophétise. Au risque, entre Pluie et Poussière, P'tits Chapeaux, Choses et Violons, de prêcher dans le "désert".
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