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Le grand bal de Jean-Jacques Goldman
(La Libre Belgique, 10 décembre 2001)

Le grand bal de Jean-Jacques Goldman
La Libre Belgique, 10 décembre 2001
Dominique Simonet

Casque intégral bleu marine sous le bras, le motard déboule dans les locaux de la maison de disques. Non, ce n'est pas un de ces nombreux coursiers qui sillonnent les rues encombrées de la capitale française. Veste de protection sur un blouson de cuir fin, jeans black denim, on dirait toujours le même que c'est à se demander s'il en change, tel est Jean-Jacques Goldman au quotidien, du moins à Paris. Sa monture, une BMW K 75 grise, pas un modèle récent, mais on s'attache à ces grosses bêtes-là, l'attendra sur le trottoir.

Chez cet homme, ni le regard, ni le sourire, ni la poignée de mains ne changent. L'oeuvre non plus : "Chansons pour les pieds", le nouvel album, s'inscrit dans la continuité de son prédécesseur, "En passant", paru en 1997. Qu'on le veuille ou non, qu'on l'apprécie ou pas, il y a un style Goldman reconnaissable entre tous, quels qu'en soient les interprètes, la couleur ("Rouge", "Entre gris clair et gris foncé") ou l'état d'esprit ("Positif", "Non homologué"). Comme son nom l'indique, "Chansons pour les pieds" est une invitation au bal, avec force gigue, disco, rock, tarentelle, zouk. D'une tonalité générale enjouée, il a été commencé en janvier et bouclé en... septembre.

Dominique Simonet : Confronté à la violence des événements, avez-vous eu envie de retoucher votre travail ?

Jean-Jacques Goldman : Même si je la trouve justifiée, je suis surpris par cette question. Non, je n'ai pas pensé une seconde changer quoi que ce soit dans l'album. Ma musique et mes chansons ne sont pas inscrites directement dans la dureté du monde, ni positivement, ni négativement. Bien sûr, il y a des rapports, les textes ne sont jamais détachés de ce que l'on vit, mais, pour ce qui me concerne, je n'ai pas l'impression que mes chansons s'inscrivent dans la marche du monde. Elles ne sont pas de même nature alors que, pour d'autres, elles le seront.

Dominique Simonet : Ce disque arrive donc en... contre-pied.

Jean-Jacques Goldman : J'ai l'impression qu'on danse, qu'on chante dans les prisons et partout ailleurs. Dans le malheur, les gens continuent à manger, à respirer, à faire l'amour. Et la chanson s'inscrit un peu là-dedans, comme quelque chose d'intangible.

Dominique Simonet : A vos débuts, vous avez joué dans les bals et les fêtes. C'est souvent considéré avec condescendance, mais faire danser est une des fonctions essentielles du musicien?

Jean-Jacques Goldman : Moi, c'est le moment où je suis le plus ému. Quand j'ai été jouer à Madagascar, j'ai rencontré un musicien très connu là-bas, qui s'appelle Rossy (1), à qui j'ai demandé comment vivent les musiciens dans ces endroits très très pauvres comme les villages côtiers. Eh bien, ils sont pris en charge par les villageois, qui se cotisent pour leur donner un zébu, deux zébus, de quoi vivre, comme s'ils représentaient quelque chose d'absolument vital. Sinon, ils vont partir dans un autre village, et comment on va faire les mariages, les enterrements, les naissances ? On en a besoin comme d'eau, de sel, etc. Avec les sonos, c'est une fonction du musicien qu'on oublie. Quand on retombe dessus, dans un village, il y a de quoi être émerveillé : sur la place, les premiers accords arrivent, les filles se sont faites belles et regardent les garçons, et les garçons sont bien habillés, c'est superbe d'être musicien dans ces cas-là.

Acte collectif touchant

Dominique Simonet : Vous, vous en êtes loin maintenant. Avec regrets ?

Jean-Jacques Goldman : On vit autre chose, et puis, j'ai l'impression que, dans mes concerts, les gens se parlent aussi un peu. Du moins, j'essaie de faire en sorte qu'il y ait contact entre eux. Ce n'est pas comme à l'opéra, où il n'y a relation qu'entre ce qui se passe sur scène et la salle ; dans mes concerts, je pense qu'il se passe aussi quelque chose dans la salle. Ne serait-ce que le fait de chanter ensemble est un acte collectif très touchant.

Dominique Simonet : Où l'on retrouve le chant choral... Vous avez invité le choeur de l'Armée rouge en 93, ici une chorale d'Alès, et vous-même avez chanté dans une chorale étant enfant. Quel est le plaisir de chanter dans ces circonstances ?

Jean-Jacques Goldman : Cela dépasse le plaisir. Il y a deux ou trois choses comme ça dans ma vie - le choeur, les orchestres de cordes et une naissance - où j'ai l'impression, alors sans mysticisme aucun, d'être en présence d'autre chose. Quand on assiste à une naissance, on se sent tout à coup comme le maillon d'une chaîne, dont on ne connaît ni le début, ni la fin. On se retrouve comme une espèce d'atome, dans l'histoire et la géographie, qui perpétue quelque chose, qui vient, qui est vivant. Nous, on l'a fait mais, tout à coup, c'est autre chose. A ce moment-là, j'ai ressenti un truc assez violent de présence autre. Comme quand, subitement, après s'être accordé, en frottant du crin de cheval sur des cordes, un orchestre devient du Mozart. Dans la voix, c'est pareil. Tout à coup, à plusieurs, il se passe quelque chose, au-delà de l'humain.

Le succès par les autres

Dominique Simonet : Cette année, vous écrivez un texte pour Gérald De Palmas, il cartonne. Avant ça, c'était Céline Dion, Patricia Kaas, Johnny, Khaled. Comment vivez-vous le succès par l'entremise des autres ?

Jean-Jacques Goldman : Le succès est toujours jouissif. Ensuite, le succès de mes chansons, interprétées par moi, j'adore ça parce que je peux y dire des choses plus personnelles et qu'un rapport intime se crée avec les gens. La sensation d'être compris au quart de tour est extrêmement précieuse. L'autre bonheur, c'est le succès avec les très grands interprètes. Il m'arrive de chanter "Aïcha" dans ma salle de bains, mais quand j'entends Khaled la chanter à l'Olympia, devant son public qui danse, je ressens quelque chose de plus fort que si je l'interprétais moi-même. Quand j'entends Johnny commencer par "L'envie" au Stade de France, devant 80 000 personnes, je sais que je ne peux pas être à cette place-là, ni la chanter avec cette puissance- là comme ce personnage-là, et il se passe alors quelque chose de super jouissif. De Palmas, enfin, est un type tellement intègre, tellement vulnérable de candeur et d'honnêteté, qu'avoir participé à sa reconnaissance est un plaisir inouï aussi. Ce sont trois plaisirs différents, mais extraordinaires tous les trois.

Dominique Simonet : Vous avez écrit et composé "Je voudrais la connaître" pour Patricia Kaas. Comment faites-vous pour vous mettre aussi bien dans la peau d'une femme ?

Jean-Jacques Goldman : Il faut beaucoup, beaucoup étudier le sujet...

Dominique Simonet : Les femmes ?

Jean-Jacques Goldman : Oui, j'y ai passé beaucoup, beaucoup de temps.

Dominique Simonet : Visiblement, les études ont été couronnées de succès...

Jean-Jacques Goldman : Depuis cette chanson pour Patricia Kaas, je peux dire que mon intérêt pour les femmes est professionnel, c'est super... J'ai toujours beaucoup fréquenté les femmes, et je les ai toujours étudiées avec passion, sans lassitude ; c'est une très bonne idée, les femmes. Pour en revenir à cette époque terrible que nous évoquions au début, l'histoire nous montre le sens de l'histoire, c'est-à-dire celui de la libération de la femme. Parce que, partout dans le monde, il y a un rapport historique et géographique entre le statut de la femme et la paix. Cette histoire de femme résout notre problème de révolution. C'est extrêmement simple : partout où la femme a du pouvoir, où l'homme peut le partager et en abandonner, on fait le monde dont on rêve, un monde plus paisible, plus juste, plus tendre.

(1) Un de ses albums, "Island of Ghosts", est paru chez Realworld/Virgin.


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