La planète Goldman
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La planète Goldman
L'Actualité (Québec), 15 avril 2003
Article de Michel Arseneault
Retranscription de Stéphanie Morel
L'auteur du succès international de l'album "D'eux", Jean-Jacques Goldman, fait de nouveau équipe avec Céline Dion. Rencontre avec l'homme dont les chansons dénoncent aussi la faim, l'injustice et... le drame du Proche-Orient.
Dans le petit resto marseillais, une radio privée diffuse les mélodies qui rythment le quotidien des Français. Je tends l'oreille. C'est sa voix, douce, un peu aiguë. Celle de Jean-Jacques Goldman, auteur, compositeur et interprète. Avec qui j'ai rendez-vous. Drôle de coïncidence ? Non, car en France, c'est lui qu'on entend le plus souvent à la radio. L'an dernier, 63 titres de son cru ont été diffusés 38 284 fois. Autrement dit, une de ses ritournelles est programmée toutes les 14 minutes !
Ce pape de la pop a une voix qui, de son propre aveu, manque de puissance et de corps. "Je ne pense pas que ce soit une voix qui plaise tant que ça, dit-il, sagement attablé devant un café. Les gens sont plus facilement séduits par des voix très masculines, comme celles de Johnny Hallyday, Michel Sardou ou Garou". Mais son allure (intello romantique), sa présence (chaleureuse, sympathique), sa musique (pop-rock), ses textes (simples sans être simplets), ses talents de musicien (violoniste, pianiste, guitariste) lui ont permis de subjuguer, voire d'assujettir la France. Car Goldman plaît énormément, même effrontément, aux Français. Au point qu'ils sont probablement plus nombreux à connaître les paroles de ses hits – "Quand la musique est bonne", "Comme toi", "Je marche seul", etc. – que celle de La Marseillaise !
Pourquoi ? Mystère. Même lui ne réussit pas à l'expliquer. Il a toutefois compris depuis longtemps ce que les Français veulent entendre. Et fredonner. Sans parler des mélodies qu'ils écoutent sans savoir qu'elles sont de lui. Car Jean-Jacques Goldman a écrit pour une flopée d'interprètes aussi divers que les Français Johnny Hallyday, Patricia Kaas, Yannick Noah, Gérald de Palmas et Florent Pagny, l'Américain [sic] Joe Cocker ou les Algériens Khaled, la star du raï, et Idir, le troubadour kabyle. Des gens qui ont souvent utilisé "leurs" textes de Goldman comme des allers simples pour la gloire.
C'est dans le cas des Québécois que les choses sont un peu plus compliquées. Goldman a donné à Robert Charlebois un titre ("Le plus tard possible"), qui n'a pas bien fonctionné. Et il a cédé à la France d'Amour deux textes destinés à une autre interprète ("Passer à la télé", "S'il n'y avait pas la nuit"), qui ne semblent pas avoir rehaussé le niveau de son dernier album, accablé par la critique québécoise. Le Devoir a parlé de "corned beef made in France".
Mais, et ce "mais" est de taille, Goldman a aussi travaillé avec Céline Dion. A qui il n'a pas apporté la gloire mais livré la France toute entière. Pieds et poings liés. Le trait est à peine trop appuyé. Il lui a écrit "D'eux", les meilleurs ventes de l'histoire de la musique francophone, et 10 des 12 titres de "S'il suffisait d'aimer". Et en septembre paraîtra un troisième disque de Céline Dion portant la griffe de Goldman, moins parolier toutefois que producteur. "Quand René (Angélil) m'a demandé de faire l'album, je lui ai dit que je n'avais pas suffisamment d'idées. Je n'avais pas de quoi faire un album entier, peut-être deux ou trois chansons, pas plus. Evidemment, un album, franchement, je peux en faire un parce que trouver six chansons du niveau de... J'allais dire du niveau de ses chansons en anglais, c'est possible. Mais je n'avais pas de quoi lui faire respectueusement 12 bonnes chansons".
Après le succès international de "D'eux", l'exercice était-il périlleux ? Jean-Jacques Goldman dit n'avoir fait face à aucune pression. "Lorsque l'on vend deux ou trois millions d'albums en France, c'est énorme, mais par rapport à la carrière de Céline Dion aux Etats-Unis, ce n'est rien. Si elle fait ce disque, c'est par plaisir. Il n'y a pas d'enjeu financier".
Son plaisir à lui, c'est d'écrire. "Je ne me considère pas comme un bon interprète. Ce que j'aime vraiment, c'est écrire des chansons". Heureusement, car on fait beaucoup appel à lui : il reçoit, dit-il, une demande de texte chaque jour, alors qu'il n'en écrit plus que quatre... par année ! Sa production a déjà été beaucoup plus importante. Il lui est déjà arrivé d'écrire une quinzaine de chansons annuellement. Il a même eu recours à des pseudonymes, dont celui d'"O. Menor", qui, phonétiquement, se prononce "homme en or", c'est-à-dire Goldman. En l'occurrence, il est mal nommé. Car depuis son premier 33 tours solo, en 1981, neuf de ses albums sont non pas des disques d'or, mais de... diamant (plus d'un million d'exemplaires vendus). C'est le cas de "Chansons pour les pieds", lancé en 2001 : 1,4 million d'exemplaires se sont envolés depuis.
Pas étonnant que Goldman soit l'un des artistes français les plus riches, avec des droits d'auteur estimés en 2002 à 3,5 millions d'euros (5,6 millions de dollars). Ce qui le placerait au troisième rang, derrière Patrick Bruel et Renaud. Que de chemin parcouru par le jeune chanteur qui a fait ses premières armes, dans les années 1970, avec Taï Phong, un groupe tellement marqué par le pop-rock britannique qu'il ne chantait qu'en anglais !
Il est perçu comme un homme modeste, aimable, chaleureux. Depuis quelques années, il est une des personnalités préférées des Français. Si l'abbé Pierre (Henri Grouès), qui milite contre la pauvreté, arrive premier, Goldman n'est jamais loin derrière, ex æquo avec le footballeur Zinedine Zidane. Il se réjouit de voir qu'un juif, comme lui, et un musulman, comme Zidane, fassent partie du peloton de tête. "Je pense que ce n'est pas possible dans un autre pays !" confiait-il récemment à la revue juive L'Arche. "Il faut rendre hommage à cette population et à ce pays-là".
Sa popularité tient peut-être à son sens de l'engagement. Dès 1985, Goldman écrit "Les restos du cœur", un refrain qu'il entonne avec l'humoriste Coluche et les acteurs Yves Montand et Nathalie Baye ("Aujourd'hui, on n'a plus le droit / Ni d'avoir faim ni d'avoir froid"). Le 45 tours déclenche un formidable élan de solidarité, qui a donné puissance à une "banque alimentaire" où 40 000 bénévoles servent désormais 60 millions de repas par année. Environ 20 % des fonds des Restos du cœur proviennent aujourd'hui des ventes d'un CD enregistré à l'occasion d'une cérémonie télévisée annuelle, dite "des Enfoirés", dont Goldman est le maître d'œuvre. Le "patron" n'hésite pas à forcer la main de certains. Il a même déjà écrit des chansons pour des interprètes aux seules fins de les amener à participer ! "C'est incroyable cette réunion de chanteurs de plusieurs générations, explique-t-il. L'émission est un événement qui dépasse le côté caritatif. Elle montre une capacité d'être ensemble, d'oublier les ego, de s'habiller tous de façon un peu ridicule, d'interpréter les chansons des autres".
Des "voix" québécoises – Garou et Natacha Saint-Pier – étaient de la dernière cérémonie. Mais aucune "plume" n'y participait. Car, à l'exception de Luc Plamondon et de Lynda Lemay, nos auteurs sont peu connus en France. "On pourrait même s'inquiéter de l'absence des Québécois sur le plan de la création, dit Goldman. Lorsqu'on pense aux Leclerc, Charlebois, Vigneault, qui, à un moment, nous ont beaucoup influencés... Aujourd'hui, on voit surtout des interprètes".
Et ne lui dites pas que les interprètes québécois auraient un talent particulier. "Faites chanter tous les mômes dans les écoles et dans les fêtes comme on le fait au Québec, et vous aurez des Garou, des Natacha Saint-Pier, des Céline Dion. Il se trouve qu'en France on ne chante jamais. Je ne crois pas que les Français soient atteints d'une maladie des cordes vocales ou que celles des Québécois soient surdimensionnées. C'est une question d'entraînement".
Jean-Jacques Goldman a réussi l'exploit d'être une vedette en résistant aux sirènes de la presse people, comme on dit à Paris. Il semble qu'aucune photo des ses trois enfants n'ait jamais été publiée. Il donne relativement peu d'interviews et pose ses conditions de manière à préserver sa vie privée : sa photo ne doit pas paraître à la une et il doit relire l'article avant publication, pratique répandue en France mais inadmissible en Amérique du Nord (Goldman n'a posé aucune condition avant de rencontrer L'Actualité.)
Si la télé raffole de lui, la presse "nationale", c'est-à-dire parisienne, ne l'aime pas particulièrement. Après la sortie de "Chansons pour les pieds", Le Figaro a écrit que Goldman avait perdu sa verve et son souffle, qu'il tournait en rond. Ce quotidien de droite lui tenait-il rigueur de son ancrage à gauche ? Il est vrai que des mélodies de Goldman ont servi d'hymnes aux deux dernières campagnes présidentielles du socialiste Lionel Jospin, pour lequel il dit avoir de la "sympathie". Mais non. La presse qui penche à gauche a été moins tendre encore.
Le Monde l'a décrit comme un "manufacturier de tubes", le renvoyant dans le camp des variétés et non dans celui de la chanson. Un article de L'Evénement du Jeudi, paru en 1985 et resté célèbre, avait pour titre : "Jean-Jacques Goldman est vraiment nul !" Et l'hebdo Les Inrockuptibles, dont l'influence dépasse la faiblesse du tirage, l'a traité de "petit chanteur pour gourgandines mal finies et ménagères trop cuites". On tirait moins sur le pianiste que sur son public. Goldman le savait bien, lui qui est déjà allé jusqu'à acheter des pages de publicité – dans les journaux qui l'avaient démoli ! – pour remercier ses admirateurs de leur fidélité. "Il y a quelques journaux qui ne m'aiment pas de façon trop systématique pour que ce ne soit pas étrange", dit-il.
On ne peut pas lui reprocher, en tout cas, de ne pas s'entourer. Il a souvent fait appel à des musiciens renommés : John Helliwell, saxophoniste de Supertramp, Manu Katché, batteur de Sting et de Peter Gabriel, ou le légendaire trompettiste de jazz Chet Baker. Non, ce que la presse parisienne lui reproche en cette époque où la chanson à texte reprend du poil de la bête (Bénabar, Vincent Delerm, Benjamin Biolay, etc.), c'est peut-être de faire de la chanson populaire. Elle reste un peu louche dans un pays où le ministère de l'Education nationale a donné à des lycées les noms de Georges Brassens et de Jacques Brel, jamais celui d'Edith Piaf. La presse cultive peut-être aussi la nostalgie de l'époque où les interprètes annonçaient avec solennité, comme le fait encore une Juliette Gréco, les noms du compositeur et de l'auteur avant chaque chanson. Les journalistes reprocheraient-ils à Goldman son côté fleur bleue ?
Pourtant, ses origines l'étaient fort peu. Né à Paris en 1951, Jean- Jacques Goldman a grandi dans une ville de la banlieue ouvrière, Montrouge. De sept ans son aîné, son demi-frère, Pierre, voleur à main armée et militant, s'est joint à la guérilla au Venezuela, avant d'être assassiné par un commando d'extrême droite à Paris, en 1979. Immigré juif polonais, homme de gauche, son père, Alter Mojze Goldman, a été honoré pour bravoure et décoré de la Croix de guerre en 1940, en plus de s'être illustré dans la Résistance pendant la Deuxième Guerre mondiale.
Est-on obligatoirement de gauche quand on a eu un tel papa ? Oui, répond le fils, avant de nuancer : ""De gauche" me gêne un peu. Mais ce qui correspond à mes valeurs, c'est l'égalité des chances pour tous, l'école laïque, gratuite et obligatoire jusqu'à 16 ans, la sécurité sociale pour tous, une justice impartiale. Tout mouvement politique qui prône ces choses-là me convient". D'ailleurs, ses enfants sont allés à l'école publique.
Ne lui parlez cependant pas de l'ex-président socialiste François Mitterrand, "l'archétype de l'homme de droite" à ses yeux. "Il se servait de l'Etat, alors que, pour moi, un homme de gauche, c'est un homme qui sert l'Etat". Ce qui est un peu le cas de Goldman, qui verse 60 % de ses revenus au fisc, ce dont il se dit heureux.
Jean-Jacques Goldman possède un sens poussé de la nuance – un de ces albums n'a-t-il pas pour titre "Entre gris clair et gris foncé" ? Il a aussi un sens poussé de l'individu. Dans "C'est pas vrai", il raille ceux qui déresponsabilisent les délinquants, réduits à de simples "victimes de la société". Dans "Né en 17 à Leidenstadt", il s'interroge, non sans courage : "Sur les ruines d'un champ de bataille / Aurais-je été meilleur ou pire que ces gens / Si j'avais été allemand ?"
Les sujets les plus graves ne lui sont pas étrangers. Dans "Comme toi", le chanteur s'adresse à une fillette, vraisemblablement la sienne, qui lui rappelle que des enfants ont eux aussi péri dans la Shoah, dont il ne dit pas le nom cependant : "Elle s'appelait Sarah elle n'avait pas huit ans / Sa vie c'était douceur rêves et nuages blancs / Mais d'autres gens en avaient décidé autrement". Dans "Aïcha", qu'interprète Khaled, Goldman fait dire à une femme arabe qui rêve d'émancipation : "Je veux les mêmes droits que toi".
Et s'il était né à Bagdad, s'il était donc irakien, de quoi rêverait- il ? "Que l'Amérique attaque pour me débarrasser d'un tyran qui a fait un million et demi de morts", répond-il. Mais il est né à Paris et se sent proche de la ligne défendue par la France au Proche-Orient, c'est-à-dire une politique étrangère qui n'exclut pas l'usage de la guerre, uniquement en dernier recours. Goldman ne veut pas pour autant minimiser "les capacités maléfiques de Saddam Hussein", dit-il, mais il regrette quand même "l'espèce de "va-t-en-guerrisme" de cowboy" de George W. Bush. Que dire à Aïcha, la jeune femme arabe ? Il répond en citant une autre de ses chansons : "Que la petite Sarah a été délivrée des camps de concentration par des hommes armés et que le pacifisme lui a coûté très cher".
Goldman aura 52 ans en octobre, ce qui ne lui inspire rien de bien. "Vieillir n'a aucun avantage. J'ai cherché, mais n'en ai trouvé aucun. On ne fait que se caricaturer en vieillissant. Seulement, comme dit ma mère, il n'y a qu'un moyen de ne pas vieillir..." Mourir, la belle affaire, comme chantait un autre. Et, après tout, la vie est une si jolie bagarre lorsqu'on se défend à coups de chansons.
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